Fragment #282 - Le fabuleux destin de Julian Mahogany

En arrivant en retard au Dionysos ce matin, Louis m'a remis une petite pochette contenant un CD gravé, avec écrit dessus, en noir : « The Good, the Bad and the Queen ».
« Lullaby l'a apporté ce matin.
- Elle bosse quand ?
- Mercredi soir. Et puis jeudi, vendredi, samedi et dimanche.
- Mais juste le soir ?
- Juste le soir. Elle est en week-end le lundi et le mardi, mais ça changera peut-être en fonction de son emploi du temps à la fac. »
Je hoche la tête pour faire croire à Louis que je m'en fous. Intérieurement, c'est le branle-bas de combat. Il faut que je prouve à mon patron combien je suis meilleur qu'elle. Je me souviens de mes débuts, la fois où j'ai vendu à une gamine une bouteille de vodka, sans réfléchir. Louis m'avait réprimandé, il voulait que je pense à aider les gens avant de chercher à vendre quoi que ce soit. Aider les gens.
Peut-être que nous sommes des anges ? Moi, Jed, Lola, et les autres. Ca expliquerait tout ça, ce réseau de fils invisibles entre nous.
Ton fantasme de faire partie d'un comic géant te fait dire n'importe quoi, Julian.
Et pourquoi pas ? Nathan y croit, lui.
Mais Nathan est parti à Dakar, il s'est barré sans prévenir et il n'a jamais manifesté la volonté de nous aider. Il nous a plus embrouillé qu'autre chose.
C'est fait maintenant. Il fallait que ça se fasse. Il fallait qu'il le fasse.
Ah oui, j'oubliais, le Destin...
Je regarde le vieux Jack et son oeil unique, perdu dans les mondes qui n'appartiennent qu'à lui. Je regarde Léonie, Géraldine, Louis et les autres, et Michelle qui passe par là vers onze heure. Je regarde les gens qui m'entourent et je me dis que peut-être je pourrais faire quelque chose pour eux. Car j'en ai le pouvoir. Cette femme maigre au cheveux noirs de sorcière, ce grand et jeune type en costard au visage ravagé par l'acné, cette grosse femme aux joues énormes dont le maquillage alourdit les paupières, tous ces gens qui croisent mon existence et n'y reviennent pas. Souvent je ne me souviens plus des clients, leur tête me dit quelque chose, mais sans plus. Ils ne prennent pas le temps de s'imprimer dans ma mémoire. Un peu comme Joàn qui tend à disparaître totalement. De lui, il ne me reste plus qu'un maigre éclat de rire, mais les mots qu'il avait écrit sur mon bras ont définitivement disparu.
Je suis le grand Empathe, celui qui peut devenir vous. Je connais un garçon qui les soirs de pleine lune devient plus fort que dix hommes, lorsque sa colère l'envahit et se répand ROUGE dans son sang. Je connais une fille qui peut vous guérir de toutes les blessures grâce à son amour immense. Et tant d'autres gens avec qui je pourrais former une équipe extraordinaire. Car nous sommes des gens extraordinaires. Le Destin nous lie dans ce but, j'en suis certain, afin d'accomplir quelque chose de grand et de beau. Pour les gens.
Louis grogne, il n'aime pas me voir trop penser. Je me dirige vers ce garçon dans un coin du bar, assis tout seul à une table.
« Bonjour, qu'est-ce que je vous sers ?
- Heu... un diabolo vanille. S'il vous plait. »
Je retourne derrière le comptoir. Détaille d'un coup d'oeil discret le jeune homme aux cheveux bouclés et aux yeux tristes. Il me fait de la peine. Je me mets à ressentir sa douleur, rien qu'en regardant son visage.
En revenant jusqu'à lui, je pose le verre sur la table, je ne sais pas quoi lui dire. Un « ça va ? » maladroit s'échappe de ma bouche, il me dévisage avec étonnement, me répond que oui, même si je ne le crois pas. Je m'éloigne. Frustration de l'échec.
Le soir, en rentrant au temple de mes rêves éveillés, je pense un instant à Mme Richard qui elle aussi cache peut-être ses parts d'ombre. Peut-être qu'elle aussi a besoin d'aide. Peut-être qu'elle n'attend que ça. Rapidement, le sommeil me prend. Je n'ai pas le temps d'aller dire un mot à Lilian et Alexandre. Je m'endors sans refermer la conversation MSN que j'entretiens avec Jed et Lola au sujet de mes élucubrations, tout en écoutant le CD de The Good, the Bad and the Queen.