Fragment #55 - Le lait gris

Je suis revenu ici. Je suis revenu pour revoir ce square qu’Ambre était si émue de me montrer. Ce square dont les souvenirs que je suis sensé avoir dorment encore quelque part en moi aussi profondément qu’une portée de chatons noirs, rassasiés d’un lait gris d’insouciance et d’oubli. Je connaissais vaguement cet endroit, j’y étais déjà passé. Mais je reste absolument incapable d’y associer le moindre souvenir d’enfance. Pourtant Ambre était si sincère. Et je sais qu’elle n’a rien inventé, que tous ces moments passés avec elle, mon frère et Michelle ont bien existé. Ce sont les souvenirs qui n’existent plus. Maman chat est partie à la chasse et si elle ne revient pas très vite les chatons se laisseront mourir. Ça se nourrit un souvenir. Ça s’élève, ça s’entretient. Ça a besoin de sentiments et d’émotion. De sincérité. D’amour ou de haine, de joie ou de tristesse. De peur. La plupart des souvenirs ne survivent que peu de temps sans la peur de les oublier. D’autres chatons auront suffisamment de rage et de courage pour s’imposer face aux monstres les plus féroces de la jungle des pensées. Mais tous les chatons sont précieux. Tous méritent l’attention qu’ils réclament. Ils sont la valeur des hommes. Ils sont pour chacun l’honneur et l’espoir de pouvoir se souvenir, assumer et corriger sa ligne de vie.
Un enfant muni d’un ballon et d’un sourire niais me percute sans arrière ni avant-pensée.
« Donovan ! Enfin ! Fais attention où tu marches ! On ne rentre pas dans les gens comme ça… »
Donovan, sa gentille maman et son innocente petite sœur en poussette me dépassent, lui en me montrant une langue des plus dégoulinantes.
Je compose quelques souhaits pour ses chatons.