Fragment #5 - Embrassons-nous, sous le gui

« Tu fais quoi pour le nouvel an ? »
Je lève le nez de mon assiette. Ma sœur vient de me demander ça, en passant du coq à l’âne dans une discussion de table. Mon cerveau endormi se remet en marche, puis commande à la fois mon diaphragme et mes lèvres pour évacuer un « chais pas » de secours. Ma sœur ne répond rien, elle n’a rien de prévu non plus. Puis ma matière grise chauffe progressivement, en phase de réveil, pour me replonger dans une pensée machinale, telle une usine désaffectée retrouvant une seconde jeunesse en plein essor économique. « Mais si, j’ai quelque chose de prévu… ». Enfin, « prévu », Mylan m’a juste envoyé un message pour me prévenir qu’il était libre, c’est tout. On va peut-être se retrouver avec des amies pour fêter le début de la nouvelle année… ou la fin de la précédente. Sarah et Sonia, sans doute. Je fais une grimace : Sarah est mon ex, et je n’ai pas envie de la (re)voir, surtout un soir de réveillon.
Dire qu’on s’entendait si bien, au départ. Enfin, si je rectifie, on croyait s’entendre bien, et on s’inventait des raisons de rester ensemble le plus longtemps possible, alors qu’on ne pouvait pas partager de vrais moments ensemble. Sarah a toujours été l’amie des amis de ses amis. Me connaissant, moi, puis Mylan par la suite, elle a tout de même fait son choix. Et c’est Mylan, qu’elle a choisi. Il en fut de même pour moi, je me sentait plus proche de lui, au fond. Alors moi et Sarah sommes devenus amis, puis amants, par l’intermédiaire de Mylan. Au fond, c’est ça. On se voyait pour voir Mylan, on s’aimait pour mieux aimer Mylan, parce que nous l’aimions tous les deux. Au final, on a arrêté de se voir, avec Sarah. C’est moi qui ai mis un terme à cette relation, cruellement. Du jour au lendemain, on ne s’est plus parlé, puis j’ai commencé à l’éviter, elle a compris. Sans broncher. Malgré tout, nous continuons de fréquenter le pauvre Russe, qui ne comprenait plus rien. Aujourd’hui, tout va pour le mieux dans nos relations avec lui. J’ai peut-être été cruel, mais je pense que j’ai bien fait, au fond. Seulement, la simple vue de cette fille fait monter en moi une vague d’adrénaline meurtrière… Simplement voir son visage, simplement sentir son parfum. L’entendre s’exprimer m’est encore plus difficile. Et son obsession pour le Russe m’achève. Elle continue de croire qu’il puisse vouloir d’elle un jour. Non, ça n’est pas possible, ça me tuerait. Je voudrais qu’elle disparaisse de sa vie comme elle a disparu de ma vie, mais après tout, c’est leur relation, c’est leur problème.
Je vois le clignotement doux de mon portable, et l’ouvre : « Salut c’est Sonia, j’invite tout le monde pour le soir du réveillon chez moi. Tu veux venir ? S’il te plaît dis oui ! je t’embrasse. » Tout le monde, c’est-à-dire Sarah y compris. Je me tâte de revoir Sonia et Mylan, mais la présence de Sarah me fait hésiter.
Je souris derrière mes longs cheveux fourchus. Oui, je n’ai qu’à venir. Je vais y aller. Je veux connaître mes limites. Je veux savoir jusqu’où je peux aller avec elle. Je veux qu’elle apprenne à me haïr, je veux lui offrir la présence de ma carcasse organique, tout en lui refusant la moindre pénétration mentale. J’aurais été ton instrument de plaisir, je serai ta prochaine table de torture.
« Je viens avec plaisir ! ». Le message est envoyé.
L’avènement de la nouvelle année s’annonce bien. Je vais bien m’amuser.