Fragment #57 – Gymnopédies

La dernière fois que mon regard a foulé ces allées claires de graviers et sombres d'ombres d'arbres, c'était avec Déborah. Aujourd'hui mes paumes dépaysées serrent fermement les poignées de cuir de ce fauteuil roulant qui me lie à Michelle autant qu'il m'en sépare. La clinique Saint Lucas. De leur ample résonance les battements de mon coeur poussent avec délicatesse et douceur ma si bien aimée et si bien aimante grand-mère dans ce ridicule échantillon de nature tel un petit nuage pâle blotti au fond d'un cadie, sur le chemin de la fourrière. Loin des fous-rires. Et ton sourire Michelle... Déjà presque dix jours. Dix jours qu'on se relaie ou se rejoint avec Ambre pour porter cette fatigue au poids inestimable qu'on traitait de légende. Et pour Michelle dix jours d'examens. Dix jours parce qu'ils cherchent, dix jours parce qu'ils ne trouvent pas. Et ces faux anges sans ailes chantent chaque jour le même faux psaume. Elle ne va pas très bien, mais son état est plutôt stable. On pourrait dire la même chose d'un mort.
A droite. Stop. A quelques mètres de nous se trouve ce grand gaillard, tondu comme un mouton d'été, qui avance vers nous en transportant avec quelques discrètes difficultés une sorte de petite maison à dos. Michelle se redresse pour l'accueillir avec un peu plus de dignité. Parce que c'est Romain.
« Désolé, mon bus a eu un peu de retard. »
Pour la première fois depuis si longtemps ce regard qui croise le mien dans chaque miroir me transperce aujourd'hui en vrai. Nous restons un moment sans voix ni pensée, plantés au milieu de cette situation qui n'était plus qu'un rêve, l'entrée en scène de ce nouveau soldat de frère revenu pour sauver Michelle avec ce que peut l'espoir.
« Alors tu t'es engagé ?
- Oui, ça me fait tellement plaisir de vous revoir.
- Comment tu vas ?
- Plutôt bien, apparement c'était le choix à faire. Mais mes péripéties attendront encore un peu, dis-moi plutôt comment toi tu vas.
- Mieux qu'ils ne le disent, ne t'inquiète pas... Ils vont me trouver quelque chose et dans un mois tout au plus on aura déjà oublié ça... »
Romain dépose son habitat sur le sol et se penche jusqu'aux bras de notre grand-mère.
« Bonjour vous tous ! »
Réunion de superhéros. C'est la joie d'Ambre, que Michelle appelle aussi.
Les voir ensemble est comme observer une vieille photo de très près, de si près qu'elle en révèle sa valeur en couleurs alors qu'on y croyait qu'en noir et blanc. L'immortalité de sentiments si sincères qu'ils n'ont besoin d'aucune force pour exister. L'immortalité de sentiments dans lesquelles cette famille a baigné cet inconnu passé qui se confie un peu plus à moi en ce jour d'un autre genre. Et l'immortalité.
« Ca me fait vraiment très plaisir que vous soyez là tous les trois à vous occuper de moi, mais vous savez mes enfants c'est pas ce soir que le diable viendra me chercher ! S'il croit que ce sera facile de m'avoir il se met la fourche dans l'oeil !... »