Fragment #37 - Réveillon à la mémoire de Michelle Malvo

Ce réveillon, encore une fois, je le passerai au Dionysos. Mais pour la première fois, ce sera sans maman. Il y a quelques personnes, seules, qui boivent un verre et me dépriment. Puis tout le monde disparaît, même Mathieu que j'ai laissé partir plus tôt, pour l'occasion, parce que ses parents sont rentrés du Japon pour la première fois depuis 2006, histoire de passer quelques jours avec lui. Bientôt, il reste plus que deux personnes dans le bar : Léonie, et moi. Léonie, une amie de longue date de maman. Une habituée du Dionysos, qu'elle connaît depuis la naissance du bar. La plus ancienne de mes clientes, sans doute. Sacré Léonie. Elle a pas hésité à me remplacer ici quelques jours quand j'ai dû partir à Dakar, parce que c'est une petite vieille très active, comme maman. Elle s'informe, elle apprend. Elle veut pas être en dehors du monde. Elle veut se mettre à la page, savoir surfer sur la vague de l'internet, tous ces machins qui, moi, me laissent sur le bord de la route, complètement paumé. Et pourtant, elle est plus vieille que moi, Léonie.
« Ca fait bizarre, hein, mon petit Louis ?
- Quoi donc ?
- Ce réveillon, sans Michelle.
- Ah. Oui. C'est vrai ça. »
C'est la première fois qu'on en parle comme ça, de front. Elle a dû sentir que j'y pensais, elle sent ces choses là, Léonie, elle est très à l'écoute des pensées des gens.
« Elle est irremplaçable.
- Je sais bien, je réponds. »
C'est plus fort que moi. Les mots se bloquent dans ma bouche, j'ai les yeux brûlants. Je peux pas parler de ça. Pas maintenant, pas encore. Elle me manque trop, c'est une douleur insoutenable, comme si on me perçait le bide avec de l'acier en fusion, comme si on me découpait de l'intérieur. Savoir qu'elle est plus là. Qu'elle existe plus. Michelle Malvo. Ma maman. La seule maman que j'ai jamais eu, la seule que j'aurai jamais. Et elle est partie. J'essaye de penser à Maura, mais l'image de ma fille, qui doit dîner avec Méryl et rire avec elle, ça me bouffe encore plus le moral.
« Tu réveillonnes pas avec ta fille ? je demande à Léonie pour changer de sujet. Tu la vois pas souvent quand même depuis qu'elle est partie au Japon.
- Oh tu plaisantes mon petit Louis ? On se parle tous les jours avec la webcam ! C'est comme si je l'avais encore avec moi, ou presque, tu sais. »
Je me décompose. Je sais que mon visage est en train de devenir blanc. Parce que là où elle est, je peux pas lui parler, à Michelle. Aucune « webcam », comme on dit, peut me connecter avec le paradis.
Si un Dieu existe, je sais pas si je lui pardonnerai un jour de m'avoir pris ma maman si vite.