Fragment #35 - L'envie et l'argent

Pierre me fixe. Je ne réussis pas à décrypter son regard. Dedans brûle quelque chose entre la passion et la haine. Nous venons de baiser, une fois de plus. Je ne peux pas dire que nous faisons l’amour, l’acte est trop violent et trop court. Je ne sais pas ce qu’il lit dans les miens. Notre relation semble pacifiée mais un feu couve sous les cendres. Nos informations respectives sur l’autre pendent au dessus de nos têtes, pareil à une épée de Damoclès.
Il est là, allongé sur le lit, nu mais princier. Comme si c’était moi qui restais en tenue d’Adam. Je me tiens accoudé à la fenêtre, en boxer malgré le froid, pour fumer une cigarette.
- Alors qu’est-ce que ça fait d’être riche ?
La question est stupide, personne ne demande à un mendiant ce que ça fait d’être pauvre.
- Je suppose que ça ne change pas grand-chose, on souffre autant qu’un autre.
Ma réponse l’énerve, je vois un voile de contrariété se poser sur ses yeux.
- Tu sais ce que je veux dire : pouvoir acheter ce que l’on souhaite, quand on le souhaite, ne pas avoir besoin de travailler…
- Je ne sais pas, je ne fonctionne pas comme ça. Je travaille, comme tu le sais et je n’achète pas grand-chose. Peut-être est-ce là la vraie richesse : être détaché du matériel.
Il s’esclaffe, puis reprend rapidement son sérieux.
- Ne te moque pas de moi, tu vis seul en plein centre ville dans un cent soixante-quinze mètre carré avec une pièce à vivre de cent mètres carré… Même si tes goûts laissent à désirer et que tout est purement fonctionnel, tu ne peux pas nier que ton appartement crie l’aisance.
- Effectivement mon appartement est grand mais c’est le seul luxe que je m’accorde. Tu remarqueras que mes meubles c’est de la récup, même mes étagères sont des caisses à vin collées ensembles.
- Ouais… Tout de même, tes parents t’ont laissé un joli pécule.
Cette discussion commence à m’énerver, je n’aime pas devoir me justifier, je n’aime pas cette lueur envieuse qui brille au fond de sa prunelle.
- Que veux-tu que je te dise ?
- J’en sais rien, d’où ça vient par exemple.
Je me détourne et jette mon mégot de cigarette par la fenêtre. Lorsque mon regard revient sur lui, l’étincelle de colère qui brillait dans ma pupille a disparue.
- Mes parents étaient tous les deux enfants uniques, héritiers de deux grandes familles industrielles et banquières. Ça te va ?
Le ton est suffisamment sec pour casser toute velléité de poursuivre.
Tant mieux, je ne comptais pas lui révéler la principale origine de cette richesse. Personne n’irait se vanter de vivre sur les rentes d’argent volé aux juifs durant la guerre. Cependant la plupart des grandes fortunes qui ont émergé suite à la seconde guerre se sont construites sur cette base.
Je regarde ce petit inspecteur allongé sur le lit. Une sensation de dégoût m’envahit tandis que j’observe dans son regard l’envie et le désir. Voilà pourquoi l’argent compte si peu pour moi, il dénature les êtres et quoiqu’on en dise, chaque homme a son prix.