Fragment #101 - Questions matinales

La journée promet d’être nuageuse. Le mois de mai démarre tristement, sous la grisaille, et rien ne semble pouvoir décider le soleil à revenir franchement. C’est une bouderie de petit garçon, son absence est d’autant plus mesquine qu’il nous accorde de temps à autres quelques rayons chaleureux.
Il est sept heures et la journée a déjà commencé. Mon café fume devant moi tandis que je tartine mes toasts : le couteau fait plier le pain, la croûte croustillante éclate sous la pression avant d’être immédiatement recouverte de beurre. Je recouvre cette surface crémeuse d’une cuillère de miel d’acacia avant de dévorer la tartine.
Une explosion de saveur envahit mon palais : c’est d’abord le miel sucré et doux subitement mêlé à la fraîcheur du beurre et rehaussé par son goût de sel, puis apparaît la noisette de la tartine, le croustillant du pain et son carbone grillé. L’ensemble se mélange pour former une ode gustative du contraste : métal du carbone et cristal de sel accompagnés du velours du miel et de la tendresse du beurre.
Un délice.
Je termine mon café doucement sous le regard accusateur des plantes condamnées à se dessécher sous la verrière. Les pauvres. Leurs feuilles virent au jaune et certaines ne se rappellent plus ce que veut dire être vêtues.
Je pose mon bol sur la table et laisse un message à la femme de ménage : « Merci de bien vouloir arroser mes plantes en plus du linge. Maël ». Je ne l’ai vue qu‘une seule fois, lors de son embauche. Elle vient chez moi tous les mercredis et tous les vendredis de dix heures à midi. J’espère ne jamais avoir à la revoir, cela voudrait dire que je la licencie, ou qu’elle démissionne.
Je file à la salle de bain pour achever de me réveiller. La douche multijets hydro-massants fait vibrer ma peau, criblée des multiples impacts de gouttes d’eau. J’en ressors revigoré, parfaitement réveillé et motivé pour aller travailler.
Je n’ai plus de vie depuis bientôt trois semaines, j’ai perdu un kilo sans me forcer, je ne dors que cinq heures par nuit. Ma vie doit sembler être un enfer mais j’aime ça. J’aime ce rythme incessant ; être pressé est devenu une drogue : je cours pour attraper la première ligne de métro qui passe, agacé de devoir attendre la suivante ; je mors les piétons qui m’empêchent de passer sur le trottoir (surtout les petites vieilles) ; je conchie les abrutis qui ralentissent ma course effrénée.
Je suis devenu plus irritable aussi, ma douceur de surface a laissé place à quelque chose de plus rêche. Mon désir de plaire semble n’avoir jamais existé en dehors des moments où il peut me servir : à la boutique et au cabaret. Je sens que je change petit à petit et je ne sais pas si j’aime ça, mais ma vie m’avale, le temps me happe et ce rythme me broie, me fracasse, me concasse.

Suis-je en train de me formater ? Ou bien est-ce la vie, tout simplement ?

La question disparaît alors que l’ascenseur ouvre ses portes sur le rez-de-chaussée et qu’un flot d’adrénaline m’emporte vers la station des Abbesses.