Fragment #534 - Qui suis-je ?

Par instants, je revois le sourire des jouets immobiles et l'éclat écœurant du papier peint coloré. Je me souviens de l'odeur du matelas pour enfant, et des draps couleur guimauve. Je me regarde dans la glace au dessus du lavabo, suis le tracé de mes lignes, pénètre mes iris chargés de feu et de froid. Ce visage, je ne le connais plus. J'ai trop perdu l'habitude de m'y abandonner, et je ne saurais dire ce que je ressens, ce que je pense. Peut-être l'usage des drogues multiples, ces dernières années, a-t-il endommagé mes capacités cérébrales. Je crois que je suis moins intelligent que je ne l'ai été.
Comment ce même visage, ce même corps qui me torturait il y a trois ans de mille et une questions existentielles et inutiles, a-t-il pu s'approcher aussi près de la mort sans s'en apercevoir ? Bon sang, on a essayé de me tuer. Une organisation toute entière a planifié ma mort, et je n'ai pas le droit de le dire. Je dois garder en moi ce sentiment de panique, cette paranoïa. Est-ce que nous sommes observés ? Est-ce que l'on me suit dans la rue ?
Mes doigts se cramponnent sur le lavabo. Je voudrais que des larmes sortent de mes yeux et me vident le cœur, mais rien ne vient. C'est comme si j'étais sec, à l'intérieur, comme si je devais garder la tête haute. Merde, je ne suis qu'un pauvre type de vingt-et-un ans, je ne suis personne ! Pourquoi moi en particulier ? Pourquoi pas un autre ? Comment ai-je pu, ne serait-ce qu'une seconde, trouver cette situation savoureuse ou excitante ? Est-ce que le fait de ne pas prendre les neuroleptiques me faisait comprendre une chose qui m'échappe désormais ?
Je regarde les pilules qui tremblent dans ma main. Je regarde l'écoulement de l'eau dans le lavabo. Mon frère entre dans la salle de bain, m'aperçoit, s'excuse et ressort aussitôt. Il n'a pas passé la nuit ici, mais il rentre tôt le matin pour se changer avant d'aller travailler. Je sens les cachets passer dans ma gorge et j'imagine le chemin secret qu'ils poursuivent dans mon corps. Je devine les effets qui se propagent dans mon cerveau, entre mes neurones. Est-ce que c'est moi ? Est-ce que je suis vraiment moi ? Est-ce que ce Julian que je crois être en cet instant est le véritable Julian ? Est-ce que ce sont mes souvenirs ?
Je sors de la salle de bain, sourire aux lèvres. Lola m'embrasse tendrement. Je la serre contre moi et prend notre fille dans les bras. Nous nous souhaitons une bonne journée, et des pensées amères gangrènent mon esprit, insidieuses. J'entends à nouveau la voix de Maya, et son souvenir qui me dit : « Les aimer, qu'est-ce que cela signifie ? ». Je ne sais pas. Je ne comprends plus. Leurs visages ne me parlent plus. Je ne sais pas qui je suis ni ce que je ressens. Je suis perdu en moi, et personne ne peut voir ce chaos bouillonnant. Qui suis-je ? Qui suis-je ? Qui suis-je ?...
Puis, peu à peu, les médicaments font leur effet.
Et j'oublie tristement que je ne suis pas heureux.
Et que j'ai peur.