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 Fragment #186 - Epuisement de Soi, ouverture sur les Autres

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Altaïr

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MessageSujet: Fragment #186 - Epuisement de Soi, ouverture sur les Autres   Fragment #186 - Epuisement de Soi, ouverture sur les Autres Empty11.04.08 13:57

Vendredi 16 mars 2007
à Dijon

Paupières parcourues d’un spasme imperceptible tremblent et frissonnent un peu, pour relever sur mes yeux le rideau léger de l’anéantissement du monde. Où suis-je ? Surface dure et froide contre ma joue aplatie. Dans mon champ de vision, une main décharnée presse un verre d’alcool entre ses doigts ridés, en faisant lentement tourner l’objet sur lui-même. Le vieux pirate est toujours assis au comptoir, perdu dans la béatitude de sa contemplation, à travers la serrure cristalline de son verre d’alcool. Je suis revenu ici une fois de plus, au Dionysos, parce que ce bar me plait, parce que ce bar est le refuge de tous les Naufragés, et parce que je ne comprends pas encore les yeux bleu marine du maître des lieux. Tandis que je me redresse, Louis, essuyant des verres avec son torchon blanc sur lequel est brodé le nom du bar en lettres d’or finement ciselées, me regarde en secouant la tête d’un air dépité. Une fois encore je me suis encore endormi ici, entre mon verre de Baccardi et mon ordinateur portable. Il me semble que le Sommeil a depuis quelques jours investi mon Corps, et que dans ses rets ensablés la fatigue, comme un poison, immobilise ma chair et mes os. Même le sang dans mes artères et mes veines semble coulée de plomb, dans une lourde progression ralentie pour ravitailler mes muscles ankylosés. Non, je n’ai que faire de ce soleil estival qui secoue notre ville en plein mois de Mars depuis une semaine, de ces températures qui éclatent les bourgeons acnéiques sur les branches des végétaux et saupoudrent d’un rose nauséeux et sucré les prunus fleuris à chaque détour d’une rue. En moi, tout est écrasement. La lourdeur lente et liquoreuse du monde se meut au ralenti, et je baigne dans ce liquide pâteux que vous nommez réalité, et qui entrave mes mouvements comme de l’eau. Je suis fatigué. Fatigué de ce Destin qui s’est acharné sur moi avec trop d’ardeurs. Fatigué de chercher le bonheur, fatigué de mon amour pour Lola, fatigué de devoir donner un sens à mon existence, de cet incessant combat entre le Haut et le Bas.
Mon Moi, bulle solitaire inaccessible, coupée du monde, a déjà éclaté. Les yeux, perdus de ne plus se regarder, tournent comme des toupies entre les orbites, devenus fous. Crevé le Moi, crevé comme une poche fœtale, écoulés les liquides qui dégueulent sang et eau sur le sol ! Mon regard se raccroche au réel et y cherche des prises pour ne pas flancher. Ne pas flancher.
Ce sont d’abord des murmures, et puis ce sont des voix. Et les voix se font ombres, silhouettes et esquissent des corps, chairs, peaux, ossatures, tissus organiques où circule la vie, et puis il y a des yeux, une infinité de passages vers les Âmes de mes alter ego.
Je les regarde.
Il y a Louis, le patron, qui essuie un verre en me regardant d’un air mi-dépité, mi amusé. Il a beaucoup de travail. Il y a le vieux pirate assis à côté de moi. Lui ne bouge jamais, hormis ses doigts qui font tourner le verre dans sa main, le verre qui ouvre les portes d’un monde que lui seul sait voir de son œil unique. Il y a les quatre joueurs de cartes à leur table dans un halo de fumée. Le premier est jeune et a le teint pâle prompt à rosir, des cheveux blonds de fillette, un sourire idiot fixé sur la face. Le deuxième est un rouquin au regard pincé, il lance des regards à la dérobée, comme s’il cherchait à tricher. Souvent, son attention est captée par le bruit d’une pièce de deux euros, que le troisième lance en l’air sans pouvoir s’en empêcher, et qui retombe parfois sur la table lorsqu’il n’arrive pas à la rattraper. Celui-là a les cheveux bruns bouclés et un air facétieux. Il sait qu’il va gagner. Il a toujours de la chance. Le dernier est sombre, avec des cheveux noirs et gras sur un visage flasque aux joues pendantes. Des cernes noirâtres soulignent ses yeux sans lueur. Il me répugne. Les quatre joueurs de cartes jouent en fumant.
Un peu plus loin, deux adolescents d’environ seize ans discutent en sirotant leur diabolo. Le premier est un garçon au visage mou, des cheveux longs châtains retombant jusqu’à ses épaules, nez fin, dents écartées, il parle sans jamais relever les yeux en direction de son amie, peau noire, appareil dentaire, face couverte de boutons d’acné, air intelligent de première de la classe. Et vas-y qu’il lui raconte comment il a failli tuer le boss du niveau 4, et vas-y qu’elle ne peut pas en place une. Le récit détaillé de son odyssée virtuelle est intarissable, je ne sais pas pourquoi mais je me sens gêné, je préfèrerais qu’il se taise, qu’il la laisse parler. Si elle pouvait, elle lui dirait qu’elle le trouve mignon, ils s’embrasseraient peut-être. C’est ta chance petit gars, fonce, ferme là ! Mais non, tu as trop peur, il faut meubler avec des mots, et puis à tes yeux, c’est un peu arrivé tout ça, le boss de fin de niveau, votre affrontement face à face, ton personnage virtuel qui s’écroule sur le sol dans un sinistre râle, c’était vrai tout ça, pas vrai ?
Moi je me demande, quand tu auras trente ans, dans quel monde vivras-tu ? Un monde où le virtuel et le réel se confondent ? Un monde sans contours, sans frontières ?
Mais déjà les limites entre moi et le monde s’estompent.
Et enfin, je me sens mieux.
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