Fragment #22 - L'odeur du pain perdu

Il y a une merveilleuse odeur venant de la cuisine qui me réveille. Je garde encore un peu les yeux fermés et les images de mon enfance reviennent. L’odeur du sucre, du pain grillé et du lait. Du pain perdu. Je me revois assis dans la cuisine de mes parents, les jambes ne touchant pas le sol, à attendre que ma mère ait fini de les préparer. Claire était encore bébé. En arrivant dans la cuisine, je la regarde s’affairer. Elle gère tout comme une grande. Hier soir, elle a convaincu mes parents de repartir, leur disant de ne pas s’inquiéter et de lui faire confiance pour s’occuper de son grand frère. Elle reprend un train ce soir pour repartir sur Valenciennes et passer son bac demain matin.
« Coucou. Tu nous prépares un festin ? »
Je n’avais pas vu tout de suite la pile de tartines.
« Faut que tu manges.
- Oui maman.
- Je ne suis pas ta mère. Heureusement pour toi, sinon tu filerais droit. »
Nous rigolons de cela. Je me dis intérieurement que Claire fera une bonne mère. Son instinct de femme, mais aussi son côté doux malgré sa volonté de tout dissimuler derrière une rigueur et un froid tenaces. Nous nous installons dans le canapé pour manger tout en regardant les dessins animés. Nous parlons de son bac et de ses révisions, de son désir de venir à la faculté sur Lille pour fuir aussi un peu le carcan familial. Nos parents sont gentils mais parfois un peu étouffants. Je ne lui en veux pas de vouloir s’éloigner d’eux. Je l’ai fait très jeune aussi et mon amour pour eux n’en a été que plus grand depuis que nous avons pris nos distances. Alors que nous sommes en train de manger, Claire baisse le son de la télé et me regarde droit dans les yeux. Les miens se baissent automatiquement.
« Je voulais pas t’embêter avec ça mais franchement, tu penses pouvoir continuer comme ça longtemps ? Je sais que t’es quelqu’un de passionné et que tu t’enfermes beaucoup là dedans, mais sincèrement tu ne penses pas que tu cours à ta perte ?
- Je ne sais pas Claire. Je suis un peu perdu ces temps-ci.
- Ces temps-ci ? Ca fait sept mois que ça dure ! Alors faut te prendre en main. Tu n’es plus comme avant.
- Rien n’est comme avant…
- Je sais. Je sais tout ça. »
Je ne fais pas attention tout de suite mais Claire pleure.
« Moi aussi, elle me manque mais tu peux pas continuer à vivre comme ça. Elle ne le voudrait pas. Tu dois aller de l’avant. Tu dois aller bien. J’en ai besoin aussi que tu ailles bien. J’ai besoin de toi. »
Elle essuie ses larmes et essaie de sourire.
« Merde si tu vas mal, qui c’est que je vais embêter ? »
Elle essaie toujours de reprendre le dessus. Moi non. Je me laisse aller. Elle se serre contre moi et ses larmes coulent à nouveau. Notre différence d’âge n’a jamais altéré notre relation, mais aujourd’hui je me dis que cette différence est là quand même. Je suis son grand frère et elle a besoin de moi, même si elle est la plus forte de nous deux.
« Je sais que tu aimes Sofia plus que tout mais elle est partie. Je veux aussi qu’elle revienne mais tu n’as pas le droit de te détruire. Tu dois continuer.
- Ce n’est pas tout le temps facile. J’ai essayé. Mais je n’y arrive pas. Je fais plus de mal que de bien.
- Tu veux parler de Suzanne ? Pourquoi vous avez rompu ?
- Je ne sais pas. Enfin, ça ne devait pas se faire. C’était étrange. Je me sentais bien aussi avec elle, mais Sofia est trop présente en moi. Je me dis que ce n’est pas fini. Je n’arrive pas à tourner la page.
- Si t’étais pas mal avec Suzanne, pourquoi la quitter ? Et pourquoi pas la rappeler ? »
Ce qu’elle me dit me transperce le cœur de part en part. Non pas vis-à-vis de ce que je ressens encore pour Sofia. Mais surtout parce que je n’avais jamais envisagé de rappeler Suzanne.