Fragment #35 - Bar

Ca va presque un peu vite. J’ai bien fait de lui dire que, pour l’instant, je préférais y aller doucement, et continuer d’éviter les autres. Promis, je m’excuserai auprès de Georges. Promis, je parlerai à Alexandre, et m’excuserai aussi. Mais tu me comprends, j’ai du mal à aller vers les autres, je suis très timide. Tu te demandes ce qui a bien pu causer ce traumatisme, mais évidement tu n’oses pas formuler la question à voix haute devant moi. Tu en as discuté avec tes amis quand je n’étais pas là pour l’entendre, tu leur as raconté cela, et tout leur scepticisme n’a rien entamé de ton enthousiasme, parce que tu crois trop en moi. Tu as dû interpréter chacune de mes paroles depuis le début de l’année suivant une théorie fantaisiste basée sur notre minuscule discussion d’hier. Tu es conne, ma pauvre.
« Je ne bois pas trop d’alcool d’habitude…
- Il y a des sirops, si tu veux, en bas à droite. »
Je regarde dans le coin de la carte. 2 € le sirop, mince, c’est du vol ! Tant pis, il faut ce qu’il faut, c’est pour le bien de la science.
« Je vais prendre un sirop aux fruits exotiques je pense. »
Encore son sourire. Elle a un joli sourire. Dommage que ce qu’il y a derrière ne vaille pas le coup. Le serveur arrive à cet instant, et se poste, chien fidèle, devant notre table, sans mot dire, attendant qu’on le remarque, comme s’il était possible de faire autrement. Je n’aime pas cette attitude entre la servilité et l’hypocrisie.
« Un martini et un sirop de…
- Aux fruits exotiques, s’il vous plaît. »
Le serveur note, sourit, hoche la tête, s’éloigne.
« C’est gentil d’avoir bien voulu venir toute seule… je ne me sens pas très bien quand tes amis sont pas loin…
- Oui je te comprends ! Il faut dire que… ben… pour rien te cacher, pour l’instant, ils n’ont pas encore très envie de te connaître. »
Elle se rend compte qu’elle vient de faire une erreur, à ma mine peinée, presque terrifiée, à l’idée que les autres puissent ne pas m’aimer. Ne me choque pas, Marie, tu risquerais de me perdre !
« Enfin je suis sûre qu’une fois que tu te seras excusé, ils comprendront, et qu’ils verront que tu es sympa en vrai, et que tu les aimeras bien ! »
C’est un peu pitoyable à voir. Je ne me sens presque pas bien en face de tant d’empressement à me plaire, à me ménager, à m’attirer. Elle me fait penser à ces gens qui se sentent obligés de faire des bonnes actions, envers et contre tout, sans la moindre logique, malades de rendre service. Elle doit jouir de se dire que grâce à elle je vais m’ouvrir au monde. Qu’elle sera celle qui parviendra à me faire sortir de ma bulle, briser mon enfermement. Pauvre fille. J’ai un petit sourire en imaginant la tête qu’elle ferait si elle pouvait m’entendre penser. Elle me rend le sourire, heureuse de me voir ainsi. Hé hé.
« Tu as des frères et sœurs ? »
C’est là que mon imagination et ma mémoire entrent en jeu…