Fragment #4 - La Veille

J’ai fait le choix de ne pas lui annoncer trop vite que je pars vivre au Japon. Les jours, les semaines et les mois se sont écoulés sans que je lui parle une seule fois de l’est asiatique, si bien que j’ai fini par oublier moi-même le destin qui m’attendait.
Nous avons été tellement heureux que je ne regrette pas d’avoir gardé ce terrible secret. J’ai tout fait pour que pas une seule fois elle ne se sente malheureuse avec moi, pour que pas une seule fois elle ne raccroche le téléphone avec ne serait-ce qu’une pointe d’amertume… Quelque part c’est une erreur, car en une fraction de seconde de bonne âme je risque de passer à bourreau. Mais je tenais à ce qu’elle garde le meilleur souvenir possible de moi et puis, égoïstement, je voulais profiter d’elle encore un peu… Provoquer notre séparation en trouvant n’importe quel prétexte de dispute, inventer n’importe quoi pour que notre couple ne soit plus le plus inséparable du monde, voilà ce que j’aurais pu faire. Elle aurait d’abord été fâchée contre moi et puis m’aurait oublié aussi vite. Toutes ces interrogations, ces remords tournent en rond dans ma tête, comme s’ils s’ennuyaient de ne pouvoir s’exprimer, sortir de cette carcasse. Eh oui, je n’ai personne à qui parler, personne qui pourrait comprendre mon désarroi.
Le soir, dans mon bain, la réflexion s’intensifie. Comme le vent balaye les nuages, l’eau avale la mousse et au fur et à mesure que celle-ci s’estompe, un canard en plastique apparaît.
« Comment faire ?
- Emmène-là ! me fait-il nonchalamment. »
D’un coup c’est plus évident. Pourquoi je ne lui en ai pas parlé plus tôt ! Elle pourrait venir ! Mais comme si le canard m’aidait à peser le pour et le contre, une autre pensée me traverse l’esprit.
« Et si tu restais ici plutôt ? Quelqu’un pourrait bien t’héberger… »
Mais oui bon sang ! Je dois rester là ! Mais cela signifie que j’abandonnerai toute ma famille. En effet, mes parents et ma sœur sont toute ma famille. Et je n’ai pas d’amis suffisamment proches pour m’héberger au sein de la leur, hormis… Elle !
Tant de solutions d’un coup s’entremêlent dans ma tête. Un tri s’impose… Mais mes doigts commencent irrémédiablement à marquer la vitesse à laquelle le temps passe. Tout ridés, ils balayent le peu de mousse qui reste pour attraper la serviette, et je m’extirpe de l’eau devenue tiède.
Il me faut agir, car je pars demain.