Fragment #1 - The Lost Gunman

La lueur bleutée de mon Zippo vient perturber un bref instant la pénombre tamisée qui enveloppe le lit, gigantesque cocon ocre baignant dans les volutes de fumée que dégage la lampe à lave posée sur la table de chevet. La flamme traverse l’espace qui sépare ma main de mes lèvres et rencontre enfin le bout de mon cigarillo, lequel s’embrase en rougeoyant tandis que mon briquet claque et va rejoindre son étui. De nouveau l’ambiance est au rouge et tout mon être se détend alors que mes poumons aspirent goulûment la première bouffée de tabac. Celle d’après. La meilleure.
Je repose ma tête sur l’oreiller et laisse mes bras retrouver leur place le long de mon corps. Je ferme les yeux, et savoure le concentré de cancer qui envahit mes alvéoles. Je veux sentir chaque gramme de nicotine. Je veux vivre avec le tabac ce trajet destructeur qui me brûle les lèvres, attaque mon larynx, enfume mon œsophage, bousille mon odorat et explose mes poumons avant de me faire expirer les précieuses secondes de mon existence ainsi arrachées avec le reste de saloperies chimiques en direction du plafond dans le nuage blanchâtre qui se forme au dessus de ma tête… et recommencer. Encore et encore. Pour suspendre dans l’air de la pièce ce temps qui n’est plus le mien désormais…
Rien de tel que de voir s’envoler ses minutes à jamais perdues pour se sentir vivant ; et c’est exactement ce que je ressens, là, maintenant, alors que mon mètre soixante dix huit et mes soixante dix kilos se nichent dans les replis des draps de satin et que mes cheveux retombent en couronne tout autour de ma tête, lui conférant cette allure christique qui me vaut mon surnom. L’Archange, tu parles d’un surnom. Il y a quand même un peu plus cool, un peu moins classieux comme pseudonyme. Quand mes amis m’introduisent auprès de leurs copines avec un « Monseigneur l’Archange », j’ai vraiment l’impression d’être en soirée mondaine entre la Baronne de Rotchild et Stéphane Bern. Enfin, on a les amis qu’on peut, et les surnoms qu’on mérite…
« Hey, willst du etwas haben ? »
Une injonction interrompt le fil de mes pensées. Je rouvre les yeux. L’injonction est à poil, de nationalité tchèque, brune, les yeux gris, admirablement formée et possède un cul à damner Dieu le Père. Sous son regard interrogateur, je vois un miroir de poche qui soutient deux rails de cocaïne tracés l’un derrière l’autre et qui me rappellent la Lost Highway de David Lynch. Un biffeton est déjà fin roulé entre ses doigts et prêt à l’emploi. En femme moderne, elle fait fi de la galanterie d’usage et me présente tendrement l’invitation à décrocher. Guest first. Très sympa, et je serai bien tenté de la suivre si ma deuxième cure de désintox n’avait pas été un succès. J’esquisse un sourire.
« Nein. Aber danke der Nachfrage.»
Elle fait la moue, mi surprise, mi déçue, et penche sa tête sur le côté, laissant ses cheveux mi courts épouser la forme de son épaule gauche. Les yeux clos, elle prend seule l’autoroute de la perdition avant de se recoucher contre mon torse. Son souffle vient chatouiller ma nuque, ses cheveux démangent mon oreille et ma main, suivant l’instinct premier qui anime tous les mâles de ma condition va se perdre contre ses fesses. Il est quatre heures du matin, on a déjà baisé deux fois et mon avion ne décolle que dans cinq heures… le pied quoi. Pour un peu, et si elle continue de faire ce truc adorable avec sa langue sur mon oreille, je remettrais bien ça. D’ailleurs, mon hôtesse doit penser la même chose parce qu’elle n’attend pas mon avis sur la question et bascule à califourchon sur mon torse tandis que je sens l’une de ses mains s’égarer sur mes parties basses.
« Ich will osen liegen ! »
Ca, c’est une remarque qui ressemble bien plus à une affirmation qu’à une question. Je ne blate pas le tchèque et elle n’aligne pas un mot d’anglais, du coup on a du compromettre avec la langue de Goethe dont il me reste quelques souvenirs d’un enseignement secondaire déjà fort lointain. Va falloir assurer pour la réponse.
« Fur einen Eugel wie dich wird das mόglich sein. »
Puis, me rendant compte que je n’ai même pas cette information alors qu’elle en est déjà à me titiller les tétons j’ajoute :
« Wie heist du ? »
Elle relève la tête et ses cheveux s’écartent pour découvrir le sourire énigmatique que dessine son adorable petite bouche.
« Nenn mich Mia. »
Mia, c’est beau, c’est court, comme son minois et son mètre soixante, une brunette sortie de la nuit et du night club où je me suis perdu hier soir pour mieux me retrouver dans son appartement. J’ai longtemps envisagé la possibilité du classique petit déjeuner du touriste, en tête à tête avec deux maquereaux qui te font cracher le code de ta carte bleue et tes dents à la batte de baseball, puis je me suis ravisé : pour autant qu’elle le soit, elle parait sincèrement intéressée, et de toute façon, l’idée de dormir aujourd’hui semble définitivement exclue.
J’abandonne là mon introspection alors qu’elle s’attaque à mes hanches, et je remonte mes mains le long de ses reins afin de la voir se cambrer. L’accès est dégagé et j’embrasse délicatement ses seins lorsqu’elle murmure :
« Und du ?
- Ich was ?
- Wie heist du ? »
Je souris dans l’ombre, et je l’embrasse longuement avant de répondre :
« Gabriel, Gabriel Vincent. Aso du kannst mich jast nennen Gab’. »