Fragment #61 - Comment fait-elle pour être belle, même de dos, dans un début d'obscurité et en courant?

Rhaaaaa. Je marche à grandes enjambées emmitouflé dans mon manteau doublé. Mes mains retroussées dans mes manches, le col remonté sur mes oreilles, je protège mes extrémités. C’est ce qui craint le plus chez moi. Le froid aujourd’hui est prenant, sensuel, paralysant. L’automne s’est vite transformé en hiver, sous la froide chape de ces nuages de plomb. Je me suis enfin décidé à bouger, m’aérer un peu. Je me suis souvenu de Théorème, et de ma rencontre au hasard des rues dijonnaises. Passer chez Romain est le plus important maintenant. Il doit m’attendre depuis trois semaines. Je me sens coupable, mais je n’avais pas trop le temps. Cocooner avec Jonathan ; parler avec Manon, la faire parler, s’ouvrir, fendiller sa coquille. Mais sous les nuages d’un gris défiant, je me sens plus confiant, prêt à tout. Affronter le froid morbide et mortifère des rues de Dijon.
Je souffle dans mes mains. Le froid s’engouffre dans chacune de mes enjambées, dans chacun de mes gestes. Il profite insidieusement des failles de mon manteau pour me toucher au plus profond. Gel, mon homme, et ton baiser mortel de Froid. Je pense à Jonathan, et à la chaleur de ses baisers. Notre couple dure. Je n’ai pas envie que ça s’arrête. Je t’aime. Mon amour. Mon ange. Othello. Mon image de Roi. Je lutte contre le froid pour me retrouver plus tard, dans tes bras, devant Théorème. Le froid mordille ma jambe et le frottement continuel de ma cuisse sur le jeans engourdit ma chair qui s’échauffe. Je hais cette sensation, cette envie de gratter qui vient du froid, ces rougeurs qui sont les baisers de Mister Frost tout contre ma cuisse. Gratter. Gratter. Graaaaateeeeer. Non, Jed, ne fait pas ça.
Je m’arrête. Je suis arrivé à destination. Sept noms, sept sonnettes à côté de la porte. Garcia Valdo, Malvo, Gimenez, Martin… C’est ça, Malvo. Je me rappelle la voix sonnante de Christelle : « Romain Malvo… » Je sonne. Pas de réponse. Je sonne à nouveau. Toujours pas de réponse. Mais un buzz qui m’indique que la porte s’ouvre. J’entre. Je suis les instructions de la sonnette et monte au troisième étage. L’escalier de bois craque sous mes pieds. Je me poste devant sa porte et frappe. Quelques secondes. Puis le son de ses pas, sa main sur la porte. Sa tête dans l’entrebâillement.
« Oui ?
- Euh, Romain, c’est moi. Désolé de pas être passé avant mais… euh… Tu te rappelles, tu devais me prêter un dvd. Théorème. »
Il ne répond pas. Me regarde simplement.
« Tu sais, le film de Pasolini… »
Après un silence et ses yeux qui me transpercent, il me dit d’attendre deux secondes. Il ne me propose pas d’entrer. Je reste donc sur le palier.
Une porte claque au dessus.
Romain revient, me tend le dvd. Je ne me sens pas très à l’aise. Il ne dit plus rien. Se contente de me fixer du regard.
« Merci. »
Des pas dans l’escalier.
Comme il ne répond rien, je lui glisse un « au revoir » pressé.
Je reste quelques instants devant la porte refermée.
Je sens des yeux qui me fixent, derrière mon dos. Je me retourne. Et tombe face à face avec…
En fait plutôt face à dos. Avec cette silhouette extrêmement féminine. Et ses cheveux rouge feu. Une immense chevelure cabrée sur ses épaules et son déhanché qui dévale les escaliers. Comment fait-elle pour être belle, même de dos, dans un début d’obscurité et en courant ? Ses cheveux illuminent la cage d’escalier. Et je me glisse à sa suite, poursuivant son parfum. La nuit commence à tomber et je suis comme un moucheron attiré par sa lumière. Je remonte la rue avec elle. Tu vas trop vite pour moi, ma belle. Je suis essoufflé de courir après elle. Arrivé devant St Bénigne, je décide qu’il est temps d’abandonner cette silhouette, et de retrouver les bras confortables de Jonathan. Désolé, belle demoiselle, j’aime suivre les gens qui m’attirent par leur démarche ou leur expression mais vous allez trop vite, et je suis pressé ; je dois vous quitter.
A bientôt j’espère.