Fragment #8 – La voix des marins

La première fois que je suis venu ici, c’était avant de partir en Floride. Il faisait froid. Il pleuvait beaucoup. Je n’étais pas là pour visiter le berceau de l’Impressionnisme ni admirer les beaux ciels de l’estuaire ou le pittoresque de la vie des Honfleurais, mais pour pleurer toutes les larmes de mon corps. Peut-être mourir, aussi. A Honfleur, de grands peintres venaient se retrouver pour des rencontres amicales ; j’étais là pour chercher quelque chose que je ne trouverais pas. Me réconcilier avec Dieu ? Accepter l’inacceptable ? Du haut des falaises, je regardais les vagues se briser dans un grand fracas et je pensais que peut-être je le trouverais là, sur le bord, allongé, gonflé d’eau, me souriant, me disant qu’il ne voulait pas mourir. Et je n’ai rien trouvé, évidemment. Je me suis jeté dans l’eau glacée et j’ai essayé de me laisser couler. Les vagues, fortes mais pas meurtrières, m’ont attrapé, roulé, malmené, mais toujours me ramenaient sur la plage et je titubais, je criais, je maudissais le ciel, mes yeux baignés de larmes salées. Je pensais le retrouver ici ou là, non peut-être là-bas ?! Mais non. J’ai gravi les parois de quelque falaise, j’ai souhaité que mes doigts lâchent la roche et que je tombe, que mon crâne se fracasse en bas contre un rocher, mais mon corps s’agrippait. Le vent fouettait mon visage sec et salé, la morve coulait de mon nez, mes vêtements humides me donnaient la chair de poule. J’ai hurlé tant que j’ai pu dans le silence de la nuit. Je me suis assis sur le sable en espérant retrouver son corps qu’on ne recherchait plus. Et que lui dirais-je alors, à ce corps, si je le retrouvais ? J’ai crié à haute voix toutes les fautes, tous les mensonges dont je voulais me repentir. Pardonne-moi toi qui est quelque part, dans l’océan ou peut-être là-haut. Je me suis mis à croire, pour me rassurer, à la survie de l’âme. J’ai parlé à Grégoire pendant des heures, dans le froid, la pluie et le vent.

Assis sur un banc sur le Mont-Joli, je regarde cette ville qui hante encore, parfois, mes rêves. La vallée de la Seine et le Pont de Normandie. Des souvenirs endormis, mais qui se réveillent si rapidement. Je pleure. Je sors de la poche de mon manteau un paquet de cigarettes. Briquet. Inspiration.

J’ai pris le train ce matin, sur un coup de tête. J’ai appelé Malik que j’ai réveillé pour lui demander s’il voulait m’accompagner à Honfleur, puis quand j’ai entendu sa voix, j’ai raccroché instantanément. Le téléphone a sonné deux fois, ensuite. Malik me rappelait. Je n’ai pas décroché. Je ne pouvais pas partir avec quelqu’un. Je devais partir tout seul. J’ai refait le trajet comme je l’avais fait la première fois : les gestes mécaniques, la tête dans le brouillard, m’asseoir dans un compartiment, regarder le paysage défiler. Ne pas comprendre. Ne pas savoir pourquoi je suis là exactement. Qu’est-ce que je fais ici, dans ce train, à cette heure ? Pourquoi ? Une femme criait après ses deux enfants et s’excusait sans cesse pour le bruit. Mais je regardais par la fenêtre et aucun son ne pouvait me déranger. J’étais dans une énorme bulle hermétique. J’ai dormi. Un peu. Je me suis réveillé quand le train arrivait à quai. Comme il était tôt et que j’avais froid, je suis allé me réfugier dans la chapelle Notre-Dame de Grâce, perdu au milieu des ex-voto.

Qu’est devenue ma vie sans toi Grégoire ? Est-ce que quelque chose a encore un sens ?

Je me suis agenouillé et j’ai fait comme le prieur qui se recueille auprès de son Seigneur, même si je ne crois pas en Dieu : j’ai joint les mains et j’ai écouté le silence. Du silence, j’ai cru entendre émerger les voix de marins disparus. Elles se voulaient rassurantes.