Fragment #98 – Arrivée de la cavalerie

11h10. Je raccroche. Lilian voulait avoir des nouvelles ; savoir comment je vais ; savoir comment ma mère, ma sœur, mes frères réagissent. C'est bien aimable de sa part, mais cette discussion m'a déplut au plus haut point. Mon père est mort, et alors ? Je n'ai pas spécialement envie d'en parler. Ce n'est pas facile d'exprimer quoi que ce soit que je puisse ressentir. Évidemment que je vais mal. Je me sens triste. Je suis aussi en colère. J'ai la rage qu'il se soit tué ; mais quel courage a t’il eu de se suicider ? Je n'y vois qu'un acte de désespoir. Aucune bravoure dans ce geste. Plus j'y repense et plus ça bouillonne. Il était en pleine détresse. Sa dépression l'a conduit à la négation de sa propre personne, au refus de lui-même. Et je n'ai fait que constater ce mal être. Ça m'énerve. Je serre les dents rien qu'à l'idée persistante que j'aurais dû m'en douter. M'attendre à une telle fin.
Le déjeuner se passe dans le même silence monacal qui règne depuis dimanche soir. Personne ne dit rien. Non pas que personne n'ait rien à dire. Je pense plutôt qu'on veut tous se faire discrets. On est tous responsables. Coupables. Presque criminels. La salade de pomme de terre est fade, et le fromage respire la mort. Peut-être aussi que ce silence fait partie du deuil. C'est la première fois que mon père meurt. Je ne sais pas comment ça se passe en temps normal. Seules les couverts continuent d'accompagner en rythme notre repas.
En début d'après-midi la sonnette retentit. Un taxi est garé dans la rue. Mamie Josiane et ses bagages sont là, devant la porte. Elle entre, m'écrasant les pieds, me bavant sur la joue, et se plaignant d'un voyage en train trop pénible. Elle embrasse Laura, avec qui je jouais aux échecs -en silence- avant qu'elle n'arrive, et demande : « Elle est où votre mère ? » C'est ma tendre sœur qui répond :
« Elle est partie avec Thomas choisir le cercueil pour demain.
- Ils auraient pu m'attendre quand même. Je ne veux pas qu'ils mettent mon fils dans de la gnognotte... Laura, ma chérie, tu serais gentille de me laisser ta chambre. Je ne vais quand même pas aller dormir à l'hôtel. Il faut être soudés dans des moments comme celui-ci. »

Lorsque Pierre arrive entre vingt et vingt et une heure, il trouve une grande tablée de sept personnes. Mes grands-parents maternels étant, eux aussi, arrivés dans l'après-midi. Ils occupent sa chambre ; Et lui, devra partager le lit de son jumeau, comme Laura partagera le mien.
Les trois septuagénaires animent le repas de critiques acerbes, et de remarques désobligeantes. On ne fait même pas attention à cette joute verbale, à cela près que ça nous empêche d'entendre tinter les couverts sur les assiettes.
Il se passe peu de temps après le repas, avant que chacun n'aille trouver le morceau de lit où il passera la nuit.
Avant de nous endormir, Laura me demande de lui raconter les derniers instants de notre père. Sa voix est tremblante, et ses mains viennent serrer les miennes. Je m'exécute. Je revois dans mes mots qui résonnent les images de cet homme étendu. La vision de ce père, m'émeut, et j'ai du mal à le traduire avec des mots suffisamment forts pour traduire ce que j'ai ressentit; ce que je ressens encore. Mais elle comprend. Et sans bruit, elle verse de chaudes larmes pour ce père qui la chérissait. Elle pleure encore longtemps après que je me suis tu ; puis s'endort dans mes bras protecteurs.