Fragment #148 - Humain

Les yeux dans le vague.
Je connais cette pièce mieux que tout autre. Jamais auparavant il ne m'était arrivé de passer autant de temps dans un si petit espace, sans rien à faire d'autre qu'attendre. Je ne m'ennuie pas, je suis simplement ici, à côté de Léa, qui ne sort pas de son coma, un peu hébété. Car elle dort toujours, immobile. Les infirmières la lavent régulièrement, et parfois je participe aux massages destinés à lui éviter les escarres. Je soulève les bras de ma douce grabataire, passe mes doigts sur la peau pour qu'elle ne marque pas. Les mollets. Je n'ose pas faire plus. J'ai déjà presque l'impression de profaner quelque chose en faisant si peu. Je regrette que nous ne soyons jamais allé plus loin que ce que nous avons fait. J'ai peur de ne plus en avoir l'occasion...
Je me lève et marche jusqu'à la fenêtre, contempler ce paysage qui lui aussi m'est devenu trop familier. Le ciel s'est couvert, mais reste d'un blanc éblouissant.
Et demain, je retourne en concours. Après une semaine et demi passée presque entièrement dans cette pièce, mon dernier concours a débuté hier matin, par une épreuve de mathématiques. Je ne suis plus dans ce brouillard qui me suivait en permanence il y a peu de temps encore, mais je n'ai pas réussi à retrouver une vraie motivation. Je travaille dans la résignation. Parce que je dois le faire. Je sais que je devrais tout donner, parce que c'est important, mais je n'arrive pas à m'en convaincre. Tout ça me paraît tellement futile... Quelle importance, l'école où je serai l'an prochain ? Quelle importance, si Léa meurt ?
Georges a tenté de me parler, en bon missionnaire de la joie qu'il est, mais je me suis fermé à ses remarques positives. Je ne veux pas me laisser entraîner sur un tel terrain si c'est pour mourir ensuite avec Léa.
J'ai l'impression de ne plus vraiment vivre, parfois. Quand j'ai des gens en face de moi, je ne les regarde pas véritablement, et la plupart du temps eux non plus. Je suis obligé de demander moi-même des nouvelles sur la santé de Léa, savoir si quelque chose évolue, car les médecins et les infirmières ne me disent rien. Je crois qu'ils parlent à ses grands-parents. Et comme je n'aime pas demander, je suis le coma au bip, le plus souvent.
Dans le couloir, des gens courent, poussant une civière. Mon humeur varie quant à ces perturbations extérieures ; parfois j'y suis hermétique, renfermé sur Léa, me souciant peu du reste, et parfois je les subis comme autant d'agressions extérieures, la preuve que le chagrin est partout, et alors je me sens faible et impuissant, je voudrais cogner les murs, mais je m'abandonne généralement sur ma chaise, un goût de vomi au fond de la gorge, avec une envie horrible de cracher mes glaires sur ce monde hideux.
Et puis Jérôme revient dans la chambre, parce qu'il est l'heure d'y aller. Je me lève à regret, lance un dernier regard à mon ange blond, et sors de ce lieu d'angoisse. Dehors, un soleil presque assommant est revenu.