Fragment #24 – le CAC 40

Jean-Paul Sartre a dit des œuvres d’Alexandre Calder qu’elles ne signifiaient rien et ne renvoyaient qu’à elles-mêmes, qu’elles étaient des absolus. Du haut de ses quinze mètres, tout en rouge, le Stabile de Calder (il paraît que c’est un chat) ne semble pas signifier grand-chose en effet. Il y aura toujours un con contemplatif pour rester des heures devant cette œuvre et y trouver une signification farfelue. Des thuriféraires de l’art contemporain ou abstrait ne manqueront pas de sortir un concept, une idée géniale de cette masse ferrailleuse que, pour ma part, je trouve insignifiante de prime abord. Ensuite, évidemment, je pourrais bien m’aventurer sur l’explication de cette œuvre, le rapport à l’espace, la volonté de notre esprit de toujours comparer avec ce qui existe (est-ce un chat ? pourquoi serait-ce un chat ? qui nous a dit que c’était un chat ?). Voilà où j’en suis, alors que j’attends Malik sur le Parvis de La Défense. Je pense aussi plusieurs autres choses sans intérêt. J’en suis là de mes réflexions quand Malik, comme à son habitude, me tape sur l’épaule en surgissant de nulle part.

Tu dors debout ?
Non : je regarde.
Sympa non ?
Pas vraiment, non.
Quel râleur ! Moi j’aime bien La Défense, cette impression de grandeur, de puissance.
Ouais. Il y a de ça. Mais c’est tellement… Je ne sais pas… Impersonnel.
Ca dépend comment tu regardes les choses. Bref ! On bouge ?
On bouge où ?
Je sais pas. Au CAC 40 ?
C’est quoi ?
Un bar pas loin des Grands Boulevards où il y a plein de petites pétasses blondes qui se la pètent et des traders qui parlent de fric sans arrêt. En plus, le prix des boissons varient : plus tu commandes, plus le prix augmente…
Sympa… Vraiment, ça donne pas trop envie ton bar.
Allez !
Si tu veux, je m’en fous en fait.
Cool !

Malik est le genre de gars qui trouve tout « cool ». Le genre de gars plein de fric et qui ne sait pas quoi en faire et pour qui la vie est cool, car il fait ce qu’il veut. Ou presque. Des gars comme Malik, j’en ai rencontrés plein au Festival du Film en Floride : ils ont de l’argent à ne plus savoir qu’en faire et tout est cool. Tellement cool qu’ils s’emmerdent.

Nous entrons au CAC 40 et c’est exactement tel qu’il l’a décrit : trois filles blondes et bien coiffées sont au bar et rient avec un vieux machin sans allure, mais on devine que c’est lui qui paie les bouteilles de champagne ; un groupe de gars en costume et cravate rient fort, bien peignés, bien bronzés, bien comme il faut ; des mecs fument dehors, leur pinte de bière à la main, et échangent des choses insignifiantes sur leur boulot ; la déco est moderne, la lumière rouge tamisée. Le CAC 40 est un lounge bar pour yuppies qui se la pètent. Quand nous entrons, les trois blondes s’arrêtent de rire et nous dévisagent. Après quelques coupes de champagne, une des trois filles me parle en me caressant tandis que les deux autres murmurent des insanités en Anglais à nos deux oreilles. Malik me dit qu’en bas il y a des choses que je ne soupçonne pas. Nous descendons un escalier qui me semble tourner sur lui-même sur des mètres, mais peut-être est-ce l’alcool. Les blondes nous suivent en riant. En bas, il fait sombre et j’ai du mal à distinguer le décor. Progressivement, mes yeux s’accoutument à l’obscurité et je devine des fresques érotiques sur les murs. Des filles discutent avec des gars qui ont déboutonné le haut de leurs chemises. Des mains se glissent sous les vêtements.

On est où là Malik ? C’est quoi ce bordel ?
On ne dit pas BORDEL Amaury, c’est sale.

Il rit, donne une petite tape sur les fesses d’une fille qui laissait traîner sa main sur son cul.

On dit quoi alors, je demande, un peu éméché.
On dit : Malik, je veux un peu de coke, t’en aurais pas ? Et moi je te dis : OK, viens avec moi dans les toilettes avant que ces goules te dévorent tout cru.
Ah OK.

Quelques rails plus tard, ma chemise est à terre et des filles me lèchent le torse, tandis que Malik fait couler le champagne sur mon ventre. Une fille défait les boutons de mon pantalon et je réalise que je bande, même si aucune des filles ne m’excite vraiment puisque je ne suis pas attiré par les filles. Elle prend mon sexe dans sa bouche et commence à me sucer tandis que Malik s’enferme dans une pièce que je n’avais pas vue en descendant. Le téléphone sonne quand je suis sur le point de jouir. Je regarde l’écran. Grégoire. Merde ! Je jouis dans la bouche de la blonde. Elle m’engueule en me disant que j’aurais pu la prévenir. Oh, ferme ta gueule ! Vexée, elle se casse. Le téléphone sonne de nouveau. C’est encore lui. Merde ! Je cours dans les toilettes et me passe la tête sous le robinet. Je me recoiffe, regarde ma gueule défoncée, je range mon sexe que j’avais laissé hors du pantalon et je me rhabille. Je frappe à la porte de la pièce dans laquelle Malik s’est enfermé. Il ouvre et je constate qu’il est avec un gars d’une vingtaine d’années qui se cache. Je hausse les épaules.

Malik, je dois y aller.
Ah, déjà ?
Ouais. J’aurais même pas dû venir ici.
Oh, c’est bon, détends-toi !
Je suis détendu. Je me casse.
OK. On se voit plus tard.
Ouais, on se voit plus tard.

Dehors, je compose le numéro de Grégoire après avoir hélé un taxi et être monté dedans. Grégoire me répond au bout de quelques sonneries.

Tu es où ?
Grands Boulevards.
Tu fais quoi ?
Je rentre. J’étais avec Malik.
On se voit ?
Oui, d’accord.
OK. Je passe dans une heure chez toi.
D’accord.

Je raccroche. Je ne savais pas ce que je faisais… et puis on ne couche pas encore ensemble… J’essaie de me rassurer. J’arrive chez moi un peu fatigué. Je me déshabille rapidement et file sous la douche. J’ai une demi-heure pour être présentable et faire comme s’il ne s’était rien passé.