Fragment #5 - Les raisons de la colère

C’est le cœur serré que je tente de me remettre à écrire. La soirée d’hier m’a épuisé. Pauvre Noa. L’idée de départ était déjà stupide. Rejoindre mon frère à la gare, monter dans le train de 16h pour rejoindre Bordeaux dans les 19h, et y rester deux jours. Un anniversaire médiéval costumé ! Dieu, les bras m’en étaient tombés rien qu’à l’annonce. Bonjour mon chéri, ton oncle Olivier organise un grand anniversaire pour ses cinquante ans, et ce serait sympathique de ta part de venir, et de rester quelques jours. Mais je te préviens qu’il y a un petit Dress Code. Petit n’est-ce pas. En tout cas, pas le chapeau que je portais ni la robe que j’avais enfilée.

Je crains de n’avoir aucun réel souvenir de cette stupide soirée. Je songeais à mon journal que j’avais interrompu hier, que je comptais reprendre aujourd’hui à midi. Je regardais la grande table de bois rectangulaire dressée dans la cour de la ferme de mon oncle, avec Papa et son gros ventre en marchand florentin, mon frère et ses grosses lunettes de normalien en moine franciscain, Tati et ses grandes mains traçant de grands cercles dans les airs, ma mère et son grand rire haut perché. J’aurais aimé que les plats fussent grands eux aussi, mais ce n’était pas le cas. Mon frère et sa métrique de Schwarzschild, mon père et son cabinet dentaire, ma mère et ses soirées bridge. Une table bien garnie aurait pourtant pu suffire à éponger la pollution sonore.

Mes parents avaient emmené Noa, notre chienne. Enfin la leur. J’ai dit n’avoir aucun souvenir de cette soirée mais j’ai menti. Noa s’est calée sous mes pieds et n’a plus bougé que par moments pour se frotter le museau contre ma jambe.
Elle a d’ailleurs continué dans la voiture, sur l’autoroute, vers 3h du matin, lorsque Papa et son sang déjà gorgé d’alcool nous raccompagnaient, maman, mon frère et moi, pour dormir. On répète souvent après coup « je leur avais bien dit de ne pas prendre la route, ce n’était pas prudent après avoir tant bu».

On dit que les chiens sentent beaucoup de choses. Même le fait qu’un conducteur s’endorme. En tout cas, ce sont ses aboiements qui ont réveillé Papa. N’ayant par bonheur fait aucun écart dangereux, il se gara promptement sur la bande d’arrêt d’urgence, pour se ressaisir une minute, voire passer le volant. L’idiotie a consisté à décider de sortir se dégourdir les jambes un instant, ce que la chienne a imité. Noa courant le long de cette bande d’arrêt sous les hurlements de la famille terrorisée, ressemblait au chien de cette publicité courant sous les notes d’Ennio Morricone.

Avant d’entamer ces lignes j’ai fait quelques recherches. Internet regorge de témoignages de gens émerveillés d’avoir un jour entendu leurs chiens gratter à leurs portes, trois mois après les avoir perdus dans des circonstances similaires. Espérons qu’elle saura en faire autant.