Fragment #67 - Deux mains liées

Sean et Claire me font face, les mains bien à plat sur la table du café. Tout deux fixent leur tasse de thé fumant. Je regarde ma montre. Mon train pour Paris part dans un quart d'heure. Si aucun de nous trois se décident à parler, ce rendez-vous au buffet de la gare n'aura servi à rien. Je les regarde tour à tour. On dirait deux enfants pris en train de faire des bêtises. Sean lève les yeux vers moi, un petit sourire timide prend forme sur son visage.
« You're angry with me ?
- Non.
- So, what's the problem ? Je fais rien de mal avec Claire.
- C'est vrai ça, en plus je suis majeure maintenant je te signale. Je fais ce que je veux ! »
Un bon point pour Claire. Elle est grande maintenant. Fini le temps où je surveillais plus ou moins discrètement ses relations. Elle ne m'avait jamais caché aucun de ses petits amis. Elle n'avait jamais trouvé gênant que je dise mon mot sur les mecs qu'elle fréquentait. Mais voilà que c'est une grande fille. Ma petite soeur devient une jeune femme. Hey mon petit Dam, tu deviens vieux. Claire a eu dix huit ans, mais toi, tu vas sur tes vingt sept ans. D'ailleurs, Sean il a presque mon âge si je me souviens bien.
« Ca te dérange pas de sortir avec un gars plus vieux ? Et toi, Sean, tu peux pas sortir avec une fille de ton âge ?
- Question différence d'âge, tu peux parler. Si je me souviens bien, Sofia n'a eu que vingt-deux ans cette année. Alors écrase. »
Deuxième bon point pour elle. Les cinq ans de différence entre Sofia et moi ont souvent choqué. Surtout à la fac.
« Elle et moi, c'est différent. Déjà on a moins d'écart que vous deux. Et puis, c'est pas la question. »
Mesdames et messieurs, veuillez applaudir la mauvaise fois personnifiée. Mais, intérieurement, j'ai l'impression de perdre Claire. Et je m'en veux de penser cela. Je dois être content pour elle.
« Ya know, j'aime vraiment ta soeur. I promise I won't hurt her.
- Y'a intérêt. Sinon, je te tue. Demande à mon frère si j'en suis pas capable. »
J'éclate de rire. D'un rire franc. Je suis rassuré, Claire n'a pas changé. Sean et elle rigolent à leur tour.
« Je suis content pour vous deux. Et puis, au moins pour une fois, petite soeur, j'aime bien ton copain. On pourra se faire des soirées complètes à la playstation.
- Yes my friend. It'd be great !
- Oh là les mecs, on va se calmer. C'est avec moi que Sean sort, pas avec mon abruti de frère. Et toi, si tu veux pas retourner dormir tout seul chez toi, t'as pas intérêt à me faire le coup du je passe la soirée avec ton frère. »
Nos consommations finies, nous avançons le long de la voie sept, cherchant la voiture où ma place est réservée. Trouvé. Je regarde autour de moi. Partout sur le quai, des gens qui courent, qui en bousculent d'autres, les mines fermées, tristes. Mauvaises. Des pantins sans aucun sentiment. On dit que le train est une sorte de synthèse de la société. Si la société dans laquelle je vis est celle dans laquelle ces gens existent, alors je ne veux pas en faire partie. Alors que je m'avance vers le marche-pied, je vois mon reflet dans une des vitres du TGV. Je tire la même tronche que ces personnes. Merde. Qu'est-ce qui nous rend tous si moche et peu souriant ? Quelqu'un me sort de mes pensées. Il veut passer. Je le laisse et me retourne vers Claire et Sean. Je n'arrive pas à regarder autre chose que leurs deux mains liées.
« Qu'est-ce qu'y a ? Ca te gène qu'on se tienne la main ?
- Non, non pas du tout. Je trouve ça... beau. Ouais, c'est beau.
- T'es vraiment bizarre parfois, frérot. »
Je sais. Et cela me fait sourire. Je suis bizarre. Mais je vois ce qui est beau. Et ces deux mains, ces deux êtres qui s'aiment, c'est beau. Je ne suis pas comme ces pantins. Je ne suis pas comme vous. Non. Je ne suis pas comme vous.