Fragment #419 – Est-ce que je t'aime encore ?

Chère Lola,

as-tu appris pour la mort de Michelle Malvo ? Je ne sais pas si tu te souviens d'elle, une petite vieille qui passait chaque jour au Dionysos avec un panier-repas. C'était la mère de Louis, le gérant du bar. Elle est décédée ce weekend.
Cette nouvelle m'a bouleversé, et j'en suis venu à remettre en cause mon rythme de vie actuel. La routine parisienne s'est installée et me lasse. Je ne suis pas certain d'avoir quitté Dijon pour venir chercher ça. Pour fuir, ça c'est sûr. Me fuir moi, et toi aussi, sans doute. Je ne sais pas si je me pardonnerai un jour mon attitude et mes faiblesses.
Il y a des instants fugaces au cours desquels je pense à toi comme au temps de notre rencontre. Des petits moments pétillants qui s'évanouissent aussitôt, car nous avons tiré un trait sur nous deux, quand la petite est venue tout ébranler. Ne te méprends pas, ma proposition tient toujours pour la semaine prochaine. Je serai ravi de m'occuper de Kokhavah, mais je me dis parfois que c'est moins pour elle que pour toi. Pour te revoir. Pour revoir de l'admiration dans tes yeux.
Je ne me sens plus assez brillant. Je veux redevenir le Julian éclatant, l'écrivain maudit, le torturé. Un de mes amis, Simon, connaît quelqu'un qui travaille dans l'édition et veut me le présenter. Peut-être que j'ai enfin trouvé l'occasion de faire quelque chose de ma vie.
Je voudrais te retrouver Lola. Te retrouver exactement comme avant. Je sais que ça doit paraître fou, ce que je suis en train de dire, cette lettre d'amour sulfurique, un peu déplacée après ce que je vous ai fait, à toi et à Kokhavah. Mais je suis prêt à changer, à devenir responsable, à m'occuper de vous. Me laisserais-tu une chance ? Tu es la femme la plus belle, la plus douce que je connaisse. Tu es l'ange dont j'ai toujours rêvé. Pour toi je serai prêt à tout.

Julian

Goran sort fumer une cigarette. Depuis mon banc, place de la République, je regarde son corps parfait, son torse bien dessiné, ses épaules larges, ses cheveux blonds, ses yeux bleus. Et je lui superpose l'image de Justin. Aussitôt je me concentre pour l'effacer de mon esprit, car je ne veux pas abimer mes sentiments pour lui. Et pourtant, luttant contre ma volonté, une autre ambition croît en se nourrissant de ma résistance, elle s'élève en une voix autonome, mais je sais qu'elle fait partie de moi.
Est-ce que tu l'aimes encore ?
Je ne veux pas perdre cette stabilité. Je ne veux pas risquer de me retrouver seul comme je l'ai trop souvent été. Mes doigts réduisent en boule la lettre de papier, et la jettent dans une poubelle.
Je rejoins Goran et l'embrasse. Nous nous sourions.
Mon corps exprime une chose. Mon esprit, en silence, se dit : « ses yeux sont ceux de Justin ».