Fragment #420 - Soirée entre amis

Tout doit être d'autant plus parfait que nous sommes un vendredi 13. A force, je ne sais même plus si j'aime ou non cette date, je crois tout simplement qu'elle me laisse indifférent. Juliette, Maalik, Laura et Simon arriveront bientôt. Je vérifie que tout est en ordre : la nappe, les couverts, les serviettes. Dans la cuisine, Goran prépare une salade de riz. Je le rejoins et me colle contre son dos, passe mes bras autour de sa taille. Je presse mon visage sur sa nuque et ferme les yeux. Quand je ne vois pas ton regard, je ne peux pas penser à Justin, je ne peux penser qu'à toi. Mes sentiments sont ainsi préservés.
Lola m'a appelé hier soir. Je ne t'ai toujours pas dit que, dimanche, mon ex petite amie débarque avec notre fille. Que je garderai l'enfant une semaine durant. Que tu ne devras pas le savoir, que tu ne devras pas être là. Depuis deux mois, nous ne nous sommes jamais quitté plus de quarante huit heures. C'est le lot des amants qui travaillent ensemble.
On sonne à la porte. C'est la première fois que je reçois des invités dans cet appartement, hormis Elisabeth, Colette et Clarisse. Comme ce sont mes amis, il me paraissait naturel que la soirée se déroule ici, et non pas chez Goran, où je passe du reste le plus clair de mon temps.
Simon est sur le seuil, seul. Il me dit qu'il est désolé, que Laura ne viendra pas. Elle révise. Je m'étonne, étant persuadé qu'elle avait terminé ses partiels.
« Elle est admissible à la dernière épreuve de la fémis, elle a eu les résultats hier.
- La fémis ?
- C'est la plus grande école de cinéma française, et c'est super balèze d'y entrer...
- Je savais pas qu'elle avait passé un concours...
- Elle me l'a appris hier, explique Simon avec un sourire amer. Elle a fait ça sans en parler à personne. »
Laura est une battante. Elle avance en solo, elle n'a besoin de rien ni de personne. Je ne sais pas si j'aurais pu sortir avec elle, tout compte fait, et j'admire Simon pour sa patience.
Admire toi aussi Julian, tu le mérites plus que jamais...
La ferme.
« Du coup, tu es tout seul...
- Ca t'ennuie ? demande Simon.
- Non, du tout ! »
Je voudrais lui parler de mon livre, lui dire que je suis intéressé par sa proposition, que j'aimerais rencontrer un éditeur. Mais je n'ose pas.
Goran, Simon. Simon, Goran. Présentations succinctes. On frappe à nouveau à la porte, et cette fois c'est Juliette qui entre. Seule, elle aussi.
« On s'est engueulé avec Maalik, m'explique-t-elle. Je l'ai largué.
- Oh, j'suis désolé...
- Pas la peine Ju', c'est un con, ajoute-t-elle avec un sourire. »
Je la serre dans mes bras. Content que tu sois là, ma Juliette.
Simon, Juliette. Juliette, Simon. Je sens dans leurs yeux que le courant passe aussitôt. Comme si certaines personnes étaient faites pour devenir amies dès les premiers instants, alors que, la plupart du temps, on commence par détester avant de réaliser qu'on adore.
Nous prenons l'apéritif autour de la petite table basse. Juliette, Simon et moi sur le canapé, Goran sur un pouf à côté de nous. Sa Majesté va et vient entre nos jambes, ronronnant à pleine puissance. Juliette n'a pas décroché un sourire à mon petit ami depuis son arrivée. Sans doute sa rupture avec le grillman black influence-t-elle son affection pour le grillman blanc. Sa froideur est si intense que Goran me lance, de temps à autres, un regard appuyé, comme pour me dire « mais fais quelque chose merde ».
Je ne fais rien. L'alcool monte, et cela m'amuse.
« C'est quoi, votre pire souvenir ? demande Simon.
- Mmmh, quand je me suis fait pipi dessus en seconde devant toute la classe à cause d'un fou rire, pas de doute là-dessus ! lance Juliette sans la moindre gêne. Et toi ?
- Les cours d'athlétisme au collège et au lycée, je crois... Une torture ! Et toi Julian ?
- Je sais pas trop, je dirais le jour de l'An où je me suis fait tabasser par un ami.
- Tu t'es fait tabasser ? s'exclame Juliette, la voix éraillée par l'alcool.
- Ouais, dis-je, dans la salle de bain, chez des amis aux amis de ma copine de l'époque.
- Ah oui, c'est vrai que tu es bi... lance-t-elle. A force moi je te voyais gay. »
Non, Juliette. Non je ne suis pas gay. J'aime les femmes. J'aime leur corps sensuel et doux. J'aime leurs courbes gracieuses et les lignes arrondies de leur corps, tracées à la plume, alors que les traits grossiers des hommes sont esquissés au fusain. Je ne veux pas que tu me voies comme on regarde les homosexuels. Je ne veux pas ressembler à Jed.
« Tes parents le savent ? demande Simon.
- Que je suis bi ?
- Oui, que t'as un mec.
- Ben ça les regarde pas trop en fait.
- Ouais, moi mes parents me tueraient je crois. »
Je pense à ma mère, à son angoisse permanente et insidieuse, puis à mon père, le seigneur sévère de la rigidité. Non, je ne veux pas que vous sachiez. Vous ne verriez plus que ça en moi.
« C'est sympa, cette soirée, commente Juliette.
- Carrément, répond Simon. Faudra qu'on en refasse d'autres. Ça me manquait de voir des gens. »
Je m'apprête à dire « moi aussi », à dire que j'aime cette soirée où nous sommes tous les trois ensemble. Mais soudain je réalise que Goran est là, qu'il ne dit rien, renfrogné car ses atomes ne s'accrochent plus aux nôtres. Il me regarde, je vois ses yeux de plein fouet. Et je retrouve, dans le bleu assombri du port de Zagreb, la lueur geignarde et détestable du regard pastel de Justin.