Fragment #60 – Sans titre ou cents titres

Marchons. Ce matin nous sommes tous derrière Michelle, des centaines, des milliers, peut-être bien plus encore. Nous marchons derrière elle avec nos chaussures noires, nos vestes noires, nos regards noirs, nos silences noirs et nos prématurés regrets. Noirs. Nous marchons en son honneur, en échange de tout ce qu'elle nous a offert. En échange de l'amour. En échange de sa vie. Marcher, il semble que c'est tout ce que nous pouvons faire. Alors nous marchons. Nous manifestons sous les gris cieux des aigris dieux et leur ultime décision notre légitime désaccord. Nous sommes des centaines, des milliers, peut-être bien plus encore. Nous sommes si nombreux que les nuages qui avaient fait le voyage pour pleuvoir un peu n'osent pas s'avancer sur notre scène. Ils tentent même de résister à la détermination du vent pour ne pas nous gêner. Et nous marchons. Nous marchons sur leur territoire, entre toutes ces croix usées, abandonnées, oubliées. Des pierres décolorées pour coeurs. Des fleurs fanées pour mémoire. Mais nous n'oublierons jamais Michelle. Personne ne l'oubliera. Nous sommes des centaines, des milliers, peut-être plus encore. Les dieux seront obligés.

Sur ma chaussure que quelque chose dans mes yeux fixait tombe une goutte de pluie. L'éclaireuse. En s'écrasant sur le noir elle change de forme, pour faire signe à ses soeurs que la voie est libre. C'est bon les filles, on peut y aller. Le mime est le langage des gouttes de pluie du matin.

Non rien. J'écarte ce rideau de vaines pensées qui troublait mon regard et relève les yeux vers le soleil comme pour la première fois. Louis marche à côté de moi. Et Romain. Derrière nous une dizaine de personnes tout au plus. Pourtant l'église était pleine. C'est pour ça que Louis voulait le faire religieusement. C'est comme plus officiel pour les habitudes et préjugés des gens. Et puis c'est le curé qui s'occupe de parler, c'est moins compliqué. Il y avait tout le monde. Même en le savant je ne pensais pas que l'on serait autant. De la famille de tous les bouts du pays et au-delà. Des élèves, des anciens élèves, et leurs parents qui étaient eux-même des élèves de Michelle. Des collègues, des amis, des proches. Mais depuis la sortie de l'église, plus personne. La morbide voiture avance doucement devant nous. Par à-coups. Pas très élégant. Tant pis. J'entends au loin parler de Jack Kermorgan. Il ne pleut déjà plus, fausse alerte. Dommage que la pluie effraie autant. Peut-être que si toute l'église avait marché derrière Michelle les dieux auraient changé quelque chose. Mais maintenant c'est trop tard. La voiture ralentit. Nous approchons de ce trou comme du bout du monde. C'est ici que tout va se terminer. Sous quelques pelletées de terre fraîche. Il ne reste que quelques pas à faire, quelques mètres à parcourir auprès d'elle. Quelques secondes à marcher. Michelle est morte, alors nous marchons. Michelle est morte.

Le curé recueille l'attention de chacun pour dire quelques derniers mots. Michelle est morte.

La terre frappe le bois. Quelques fleurs. Michelle est morte.

C'était quelqu'un de bien. Et quelques condoléances.

Vous ne la connaissiez pas. Vous ne connaissez pas Michelle. Michelle est morte.

Et je pleure.