Fragment #6 - Jouons ensemble (suite)

Ça commence à faire un bon moment que je n’ai rien écrit ici. Moins d’une semaine après avoir commencé, mes bonnes résolutions de régularité et d’assiduité ont été oubliées. Me connaissant, ce n’est pas si surprenant en fait, il est bien plus surprenant que je revienne ici aujourd’hui pour consigner quelques bribes de ma formidable existence.

Il faut dire qu’il ne s’est rien passé de particulièrement extraordinaire ces derniers jours. Quelques sorties par-ci par-là, sans événement mémorable, toujours aussi peu de cours honorés dans mon emploi du temps, une consommation tout à fait stable de nicotine-éthanol-et-autres-substances-psychotropes… et J.-P. Je l’ai donc comme prévu rencontré il y a un peu plus d’une semaine. Comme prévu, il est lisse au possible, et il a été encore plus facile de jouer avec lui que ce que j’aurais imaginé, ce qui a presque enlevé son intérêt à toute cette affaire. Presque, mais pas totalement.

J’ai donc passé une soirée à lui servir de la douche écossaise à toutes les sauces et sous toutes les formes possibles, étant un moment délicieux puis détestable l’instant d’après, balançant des piques bien senties avec un sourire enjôleur, façon « devine si je t’insulte vraiment ou si je te taquine seulement », l’allumant tout en le repoussant, lui faisant croire que je promettais des tas de choses tout en ne promettant rien… A la fin, il ne savait plus très bien où il en était le pauvre. Il était partagé entre l’envie de me faire l’amour sauvagement, là, tout de suite, sur la table du bar, et celle de me foutre une beigne bien sentie et méritée ; il manifestait à la fois le besoin de partir immédiatement et l’envie de rester avec moi tout le nuit ; je le faisais courir d’un couloir à l’autre en fond de court, il était à bout de souffle. De cela j’ai déduit que j’avais obtenu l’effet escompté, et j’ai décidé de lui laisser un peu de répit. J’ai donc pris congé en promettant bien évidemment de le rappeler au plus vite, ce que je n’ai toujours pas fait plus d’une semaine après. Il faudrait que je le fasse d’ailleurs, sinon ça va faire trop tard après, il risque de se lasser et je devrai tout recommencer à zéro avec un autre. Et je n’en trouverai jamais un aussi bien.

Là, je suis en train de zoner. Du moins c’est le mot qui me vient à l’esprit mais je ne sais pas si je peux l’utiliser légitimement puisque je suis vissé à la chaise de mon bureau, dans le noir, un œil morne vaguement dirigé vers la lumière blafarde de mon écran d’ordinateur qui souligne les cernes que je me suis consciencieusement confectionnées ce dernier mois, et se dispute l’ambiance lumineuse de ma chambre avec le radio-réveil qui indique 21 : 54 en vert glauque ; mon autre œil divague sur ledit bureau à la recherche d’un paquet de cigarettes.

Dong ! Marc vient de se connecter. Le sauveur. Celui que j’attendais pour égayer ce triste début de soirée.

Marc dit : tu nous rejoins au Boudoir ce soir ? vers minuit et demie ?
Victor dit : encore ? mais ça fait déjà trois fois cette semaine
Victor dit : tu veux ma mort ?
Marc dit : tu fais chier, arrête de faire ta diva
Marc dit : tu vas faire quoi sinon ?
Marc dit : t’as déjà fini tout Queer as Folk, Desperate Housewives et Sex and the City

Après cet inévitable numéro de je-me-fais-désirer-tout-en-sachant-bien-que-je-vais-céder, je décide finalement que je peux trouver bien mieux qu’un énième soirée au Boudoir. Et en plus je n'aurai même pas besoin de me payer à boire. Je prends un air mystérieux, pour autant qu’on puisse prendre un quelconque air lors de ces discussions désincarnées, donc en fait je ne prends aucun air et je réponds :

Victor dit : j’ai un rencard
Marc dit : hein ? mais avec qui ?

Pas de réponse, pas d’au revoir, déconnexion. Je prends mon portable et je passe un appel.

« Allô J.-P. ?
- …
- C’est Victor. T’es libre ce soir ? »