Fragment #8 - Une fête entre amis

L’affaire J.-P. traîne en longueur. Je ne sais pas trop ce que j’avais imaginé en me lançant là-dedans, mais je pense que j’avais espéré quelque chose de plus rapide, un déroulement plus excitant, ou du moins plus riche en événements… disons divertissants. Oui, c’est bien là tout le problème. Ça n’a plus rien de divertissant. Je dis « plus » parce qu’au début, je dois bien reconnaître que c’était amusant. Il n’obtiendra pas plus de compliments de ma part, donc je lui dois bien ça. L’autre jour, j’ai malgré tout eu l’espoir que ça prenne une tournure un peu plus sympathique.

***

J’étais allé avec quelques amis à une soirée lambda organisée par un type que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, mais qui est un « très bon ami » de l’ex d’un ancien plan-cul occasionnel de Marc ; par extension, toute notre joyeuse bande était bien entendu invitée. Ce qui signifie qu’il a gentiment imposé notre présence à des gens qui n’en avaient pas forcément besoin ni envie. Je me réjouissais à l’avance de cette soirée. Autant je déteste ce genre d’arrangement quand il s’agit d’aller faire des ronds de jambes avec les rejetons de la bonne société chez lesquels il faut se tenir un minimum ; autant là, avec des pédés inconnus, c’est un véritable délice. On peut manger à l’œil, boire trop, toujours à l’œil, et s’en donner à cœur joie avec Marc dans les activités qu’on préfère : se moquer de tout le monde, et tout casser. Ça n’a pas raté.

A peine arrivés, le temps d’échanger quelques salutations avec le maître des lieux et les convives légitimes, nous nous sommes affalés dans un coin de canapé, servi une bonne dose de vodka, et avons commencé le lynchage des personnes présentes, avec cette façon très particulière que nous avons de grommeler l’un à l’autre dans un langage qui n’est compréhensible qu’à nous, en ponctuant chaque réplique d’un gloussement hystérique qui ne laisse pas beaucoup de doute sur la gentillesse de nos propos.

« T’as vu celui-là, c’est chaud comme il est maigre, il est sans doute sidéen.
- Sans aucun doute, ceci étant ses amis seront sans doute soulagés de le voir crever, parce qu’il a l’air terriblement con en plus.
- J’ai envie de dire que c’est le cas d’un peu tout le monde ici.
- Tu préfères l’autre beauf là-bas avec ses tongs et sa chemise de merde ?
- Mais où est-ce qu’il a trouvé un truc pareil, chez Auchan ?
- Auchan, ils font des fringues ?
- Ouais. La chemise Auchan c’est ce que l’humanité a fait de pire après Johnny Halliday »

Cette dernière réplique vient de Marc, elle n’a aucun sens mais me fait hurler de rire, on se comprend. La vodka nous fait perdre toute discrétion, et voilà que notre hôte se dirige vers nous.

« Alors les deux rigolos vous racontez quoi de si hilarant ?
- Excuse-moi, on se connaît ? demande Marc tout en finesse.
- Eduardo, répond l’autre un peu déstabilisé. Vous êtes chez moi.
- Roberto ? Comme c’est sympa ! C’est portugais ? demandé-je.
- Est-ce que ta Maman arrose les géraniums ? rajoute Marc.
- Eduardo, pas Roberto. Et je suis Brésilien.
- Eduardo, Roberto, c’est tellement laid tout ça » rajoute plein de mépris Marc qui n’a plus aucune retenue, manque de tomber du canapé, et se dirige vers les toilettes en titubant et renversant sur son passage un certain nombre de verres dont un qu’il casse. Roberto reste planté là, médusé, je crois qu’il n’a jamais eu affaire à un connard pareil. Je le regarde, hausse les épaules, l’air de dire qu’il ne faut pas lui en vouloir et que ce n’est pas si grave. Je ne comprends pas qu’il ne nous foute pas dehors immédiatement, il est vraiment trop gentil. Tant pis pour lui.

Je rejoins marc dans la salle de bains, il me hurle de sortir, attrape de la mousse à raser et m’en fout partout. Je riposte avec du déodorant en spray qui a une terrible odeur de supermarché. On finit dans le couloir, on ne ressemble à rien, on est écroulés de rire, et X vient nous dire de nous calmer, parce qu’on abuse vraiment et qu’il a honte de nous. De retour vers le salon, j’attrape une paire de lunettes qui traînait par là, la mets et demande à Marc comment il me trouve. Il me répond que c’est laid, me les arrache et les balance dans la cour par une fenêtre ouverte. Ce qui n’échappe ni à Roberto ni à la concierge en bas qui commence à en avoir assez de tout notre bastringue.
« C’est pas bientôt fini ? On essaie de dormir, nous !
- Eh Roberto, y a ta Maman qui te parle en bas ! »
Sur ces entrefaites Marc et moi décidons qu’on en a assez, on se tire sans dire au revoir à personne, et on va finir la soirée au Boudoir. Rien à signaler de particulier là-bas.

***

Trois heures trente-deux du matin. Je vais encore crever au boulot demain. Je crois que je suis capable de tuer ma voisine si elle recommence à parler de son chat. Une fois rentré chez moi, il me reste encore un méfait à commettre.
« Allô J.-P. ?
- Grmmblmbl...
- Oh pardon, je te réveille ?
- Tu te fous de moi ? T’as vu l’heure ?
- Non, oui. »
Je me rends compte qu’il doit être évident que je suis fin soûl.
« Tu viens ?
- Quoi, maintenant ?
- Allez steuplééé j’ai envie de te voir. »
Il paraît surpris mais a l’air d’y croire. Il finit par accepter.

Je n’attends pas qu’il arrive et me laisse tomber dans le canapé. Je n’ai pas l’intention de le faire entrer. Dans l’état où je suis-je ne l’entendrai jamais frapper. Qu’il frappe, ça lui fera les pieds. Et ça me réjouira de l’entendre m’engueuler de l'avoir fait déplacer pour rien à une telle heure.

Je sombre dans un sommeil éthyliquement comateux.