Fragment #1 - La ruelle

La brise légère fait virevolter mes cheveux. Mes yeux dégagés, je me retrouve alors en phase avec le décor des rues qui m’entourent. Il y a quelques heures déjà que je m’étais levé, pourtant le brouillard matinal n’avait pas tout à fait quitté mon esprit, peut-être le forçais-je à rester encore un peu. « Rassure-moi encore, quelques minutes, quelques secondes. Il fait peut-être jour mais je ne suis pas obligé de le voir, de le croire ni de le sentir ». Malgré ces supplications rêveuses, je quittais mon sommeil inachevé.

Je marche vite, mes pieds en glisseraient presque sur les pavés. Je ne suis pas en retard pourtant, certainement en avance même. Je m’étonne et j’en souris. Tiens, cela ne m’étais pas arrivé depuis quelques jours. Cette matinée m’intrigue. Je préfère le penser pour ne pas voir qu’elle m’effraie. J’ai rendez-vous. Avec un homme, avec un but, avec un lieu. Je dois rencontrer Louis, Monsieur Louis, le patron du Dionysos pour un travail de serveur. Encore maintenant je questionne mon approbation à la proposition qu’il m’a faite. Je doute, mon esprit s’éveille, je tergiverse. Finalement non, je n’en ai pas envie. Pas envie du tout même ! Faire le serveur, sous ses ordres ! Ma place est devant le comptoir pas derrière. Tout ce temps passé aux tables de ce lieu, m’imprégnant des vapeurs d’alcool et de cigarettes qui se mêlent aux odeurs de chair, assis, le regard posé sur mon verre de blanc-cassis. Non ça n’a pas pu avoir cette conséquence. Devoir servir ma compagne mauve aux regards vides et fixes qui s’y trouvent me paraît impossible. J’hésite à rebrousser chemin, mais pour aller où ? Pour quoi faire ? Et si j’en étais capable ? Une brève bousculade avec un passant efface net mes illusions.

Je me rapproche peu à peu de la ruelle. Il fallait être honnête, je devais l’accepter, je dois m’occuper pour ne pas penser, éviter de me concentrer, de s’attarder sur les détails, sur ma vie, sur Bertrand et sur Sophie. Non pas eux, surtout pas eux ni personne d’autre. Il n’y a rien, seulement une longue rue pavée avec ses passants, ses passagers éphémères. J’apparente ces visages flou et inconnu glissants contre mon corps, à des souffles légers et succins me portant plus loin dans ma direction. Des compagnons de route amicaux dont on ne connaît et connaîtra jamais rien. La ruelle n’est plus très loin, je commence à distinguer son entrée. Une légère fente sombre apparaît entre deux porches, où de vieux pavés usés forment timidement un passage. Je tourne à gauche et m’enfonce dans cette sombre clarté. Je ne regarde que furtivement autour de moi, j’évite les quelques tables disposées en guise de terrasse, pousse une chaise, enjambe un banc, manque de glisser, m’accroche au rebord d’une fenêtre, m’arrête et reprend ma respiration.

Mon cœur bat. Trop vite. J’ai peur. La porte est devant moi. Nous voilà face à face. J’observe ce qu’elle cache à travers la vitre : quelques visages, du bruit, la peur, l’angoisse. Ma main tremble, je ne la contrôle plus, elle se tend irrésistiblement vers la poignée, mes jambes ne répondent plus, elles se plient, mon corps tombe et je m’effondre. Au secours ! Aidez-moi ! Je ne vois plus rien ! Je ne respire plus ! J’ai froid ! Jai chaud ! Je meurs !

Le grincement de la porte signale mon arrivée, me voilà entré.