Fragment #152 - Insomnie et sommeil

1h45.
Je me retourne face au mur, répondant au besoin pressant de chacun de mes membres de bouger. L’oreiller est trop chaud, l’air est trop chaud malgré le mois de novembre. Seul le mur blanc vaguement éclairé par la lueur de mon ordinateur en veille répond à mon regard désespéré. Impossible de dormir.
Je me remets sur le dos. Les chiffres rouges s’étalent au plafond, sur la surface granuleuse des plaques de polystyrène à demi défoncée. Celui qui a construit ça n’avait visiblement pas prévu que l’occupant puisse avoir des idées aussi saugrenues qu’ouvrir la fenêtre, puisque le haut de celle-ci râpe le plafond chaque fois qu’on la fait passer. Une rainure s’est formée, à force, un sillon indélébile gravé dans la matière tendre. Défaut d’usage, ainsi qu’il est écrit dans l’état des lieux. L’appartement dans son ensemble est rempli de défauts d’usure, mais je m’en moque éperdument. Jérôme n’a pas compris que je m’en contente, car il aurait pu m’en payer un plus grand, mais ça n’a aucune importance.
Je suis tout près de l’école, à peine deux minutes à pieds. De cette manière, je ne perds pas de temps entre les cours et les pauses. Je ne reste jamais sur place, je rentre chez moi dès que dix minutes de libre s’annoncent.
Plus loin dans la chambre, le voyant de la freebox clignote doucement. Et le sommeil ne vient pas. La fatigue est là, pourtant. Je ne dors presque pas. Mes nuits sont pleines de cauchemars, de gens qui me parlent, qui me menacent ou m’implorent. Je revois l’élève qui est mort lorsque j’étais en prépa, qui me dit que c’est de ma faute s’il n’est plus de ce monde. Je revois le professeur qui est mort, je souhaite de nouveau le voir disparaître. Je le vois me supplier de le laisser vivre, s’excuser d’avoir été brutal, puis de m’engueuler parce que je n’arrive pas à faire l’exercice au tableau. Parfois c’est moi qui les conjure de me pardonner. Puis les mots apparaissent, dansent autour de moi, s’arrangent en rimes pitoyables, se mélangent et se transforment en corbeaux qui me dévorent vivant de leurs becs en forme de lettres pour m’emmener dans leur folie glorieuse. Et finalement ils se mêlent pour recréer le corps de Christelle, qui me regarde avec dureté avant de s’affaler au sol, sans vie. Léa apparaît, une lueur haineuse au fond des yeux. Elle me reproche de l’avoir abandonné, d’être parti loin d’elle et d’aller la voir trop rarement. Une fois par semaine, ce n’est pas assez. Un choc retentit, et son corps est projeté au loin, dans un espace blanc dénué de frontière et de chaleur, ses cheveux d’or étalés autour de son visage d’ange. Je reste des heures à la contempler sans pouvoir bouger, dans le silence le plus absolu ou dans le vacarme des sirènes. Enfin, le son d’une capsule de bouteille de bière rebondissant sur le trottoir me fait m’éveiller en sursaut, trempé de sueur.
Je suis resté à Toulouse pour le pont. Je n’ai rien fait de mes journées, à part du pc, et un peu de piano. Je me suis acheté un piano numérique peu après mon arrivée, et m’y essaie depuis, avec plus ou moins de succès. Je joue quelques morceaux simples qui me rappellent Léa. Sur le pc, je joue aux jeux windows avec un fond de musique classique, ou bien je chat sur internet avec des personnes sans intérêt et qui me lassent trop vite. Je m’absorbe parfois durant des heures dans le visionnage de vidéos stupides sur Youtube, allant de lien en lien, sans rien chercher de particulier. Le temps passe lentement, mais il passe.
Je ne lis jamais mes cours. L’aisance m’est revenue avec mon entrée à l’enseeiht. Même les cours auxquels je n’assiste pas ne me présentent aucune difficulté. Je ne sais pas de quoi sera constitué mon avenir. Peut-être serai-je informaticien, comme le prévoient mes études. Peut-être pas. Toute vision du futur m’est condamnée, car je me heurte irrémédiablement à l’image de Léa dans le coma.
Je me tourne de nouveau vers le mur, qui n’a pas changé entre temps. Foutues insomnies.
1h08.