Fragment #153 - Un ange déchu

« Ce qui nous donne une complexité en O(n²), soit quelque chose de nettement moins bien que du O(n*ln(n)). Le premier algorithme est donc plus performant, et ça soit au nombre de parcours qu’il effectue dans la liste. Maintenant vous essayez d’écrire la troisième méthode, et vous calculez la complexité dans le meilleur et dans le pire des cas. »
Le professeur parcourt la classe du regard.
« C’est parti. » ajoute-t-il en voyant que je ne suis toujours pas en train d’écrire. Je prends mon stylo avec lenteur et en applique la plume sur le papier. Cette remise à niveau est désespérante de facilité, en particulier pour moi qui aie suivi l’option informatique en prépa. Cependant ce TD est l’avant-dernier, et un programme un rien nouveau devrait débuter dès la semaine prochaine. Nous avons un léger retard sur ce qui était prévu, mais notre professeur n’a pas vraiment l’air de s’en faire. Ca ne me dérange pas non plus, mais ceux qui ont du mal à comprendre se retrouvent complètement largués lorsqu’en TP, ils doivent appliquer quelque chose qu’ils n’ont jamais vu ne serait-ce que de façon théorique.
« Léa va mieux ? »
Mon stylo crisse sur la feuille en un trait haché. J’ai sursauté. Je tourne la tête vers ma voisine, Blandine, qui me regarde avec une expression détachée. Je n’ai jamais parlé de Léa à qui que ce soit ici. Je n’ai d’ailleurs jamais parlé du moindre élément de ma vie ici, et surtout pas à cette fille qui me semble encore plus étrange que moi. Toujours assise au fond, seule, agressive, et visiblement indifférente à ce qui se déroule autour d’elle. Je ne connais son prénom que grâce à l’appel effectué dans certains cours auxquels elle va. Et voici qu’elle me parle de Léa.
Ses yeux plongent dans les miens, mais ne révèlent rien. Ses pupilles sont froides et ternes, d’un gris semblable à celui des miennes. Rien n’en ressort, c’est comme si elle était morte, impression appuyée par sa peau diaphane, ses cheveux noirs ondulant contre ses épaules et sa bouche presque dénuée de couleurs.
Emilien se tourne alors vers nous en riant.
« Bah alors, y a une bête sauvage ? »
Je me rends compte qu’un léger grondement s’échappait de ma gorge sans même que je m’en rende compte. Je jette un regard méchant à Emilien, qui se détourne en haussant les épaules et éclate aussitôt de rire à une blague de son voisin. Il me rappelle un peu Georges, la même exubérance, la même manière d’aller vers les gens, de rire avec eux. Mais en moins intelligent.
« Alors ? »
Blandine me fixe toujours. J’hésite sur la réponse à fournir. Finalement, je prends l’air renfrogné.
« C’est qui, Léa ? »
Elle ne bouge pas, ses yeux accrochés au mien, et reste ainsi quelques secondes, comme pour me jauger, mais je ne cille pas. Je lui rends le vide de son regard sans la moindre appréhension. Finalement elle pose son coude sur la table et met la tête dans sa main, tournée vers moi.
« Ce soir, y a une soirée d’organisée, qui pourrait bien te plaire. »
Elle prend la feuille sur laquelle j’écris mes exercices, griffonne une adresse non loin de chez moi et me la rend avec un regard entendu.
« 22 heures. J’espère t’y voir. »
Elle retourne à sa feuille et entreprend de rédiger l’algorithme suivant la troisième méthode, comme si je n’existais pas. Je reste un instant à la fixer, puis me mets également au travail.