Fragment #23 - A McDo

Ma main plonge dans le grand sac pour en retirer quatre regs. A côté de moi, Amina me presse :
« Je t'ai dit d'en poser six, là.
- Oui, je sais, mais j'ai pas les mains assez grandes, tu vois.
- Va falloir que t'apprennes, hein. »
Je ravale une bouffée d'orgueil et jette sur la plaque brûlante les quatre morceaux de viande surgelée, puis en attrape deux autres et les place à côté, avant de refermer le grill. Juliette m'a mis en zone 1, celle que je déteste le plus parce que les Big Mac et les Hamb partent à une vitesse folle. D'autant que c'est Amina qui est aux commandes de la cuisine et qui gère le bin comme une enragée, elle veut que tout soit archi plein en permanence, même si il n'y a personne, juste au cas où un rush inattendu se produirait dans la soirée. Je lui fais remarquer que si Juliette s'en aperçoit, elle va tout envoyer en pertes, mais Amina me jette un regard méprisant. Elle travaille ici depuis deux ans de plus que moi, alors je n'ai pas à lui dire comment faire son boulot.
« Tu attends quoi pour sortir les pains ? »
Et merde. Ca fait quinze jours que je bosse ici et je me permets d'être inattentive. C'est mauvais ça, je ne veux pas qu'on puisse me reprocher quoi que ce soit. Je me brûle en essayant de récupérer une couronne de hamburger coincée.
« Eh, Ptites Mains, t'as besoin d'un coup de main ? me lance Maalik depuis le KBS, avant d'éclater d'un rire tonitruant.
- Ca va, je me débrouille, je réponds avec colère. »
Amina se retourne et me regarde d'un air méprisant.
« Faut pas te laisser draguer comme ça, hein. C'est un chaud lui.
- Quoi ?
- J'te dis que tu dois pas t'laisser draguer par Maalik, elle répète en fermant les paupières, ce qui n'arrange en rien l'expression stupide de son visage.
- Eh ! Mais j'drague pas Ptites Mains moi ! proteste Maalik qui se débat avec de multiples commandes de nuggets. »
Juliette débarque et nous lance un regard agacé. Elle n'aime pas Maalik, je ne sais pas pourquoi. D'un simple regard, elle parvient à le refroidir complètement.
« Amina et Laura, vous jouez à quoi là ? Vous avez vu tout ce qu'on envoie en pertes si vous continuez à ce rythme ? Si y a pas de clients, ça sert à rien garder une production aussi intensive hein.
- Ouais, on sait, lance Amina, qui déteste Juliette. 
- Ben si vous le savez, arrêtez ce massacre, allez chercher des mop et nettoyez moi cette cuisine, c'est dégueulasse, par terre. »
Je voudrais protester, dire que je n'y suis pour rien, mais je suis trop fatiguée pour ça, et c'est bientôt la fin de ma journée. Il ne me reste plus qu'à attendre le moment délicieux où un manager me criera « c'est bon Laura, tu peux rentrer, merci », où je dirai au revoir à Maalik et Amina, où je passerai ma carte dans la pointeuse pour marquer mon heure de sortie. Je me préparerai un repas à emporter, même si je sais que la nourriture d'ici est infecte (je suis bien placée pour en témoigner, c'est moi qui la prépare), puis j'irai me changer en salle équipiers, et je sortirai à l'air libre, place de la République, où il fait déjà nuit depuis longtemps. Je remonterai ensuite le Boulevard Voltaire jusqu'à la Rue Oberkampf, tournerai en direction de Richard Lenoir jusqu'à ma rue, la Folie Méricourt, au numéro 12. Là, je retrouverai un Simon avachi devant ses écrits, nous ne nous parlerons même pas. Je me précipiterai sous la douche pour effacer l'odeur de la graisse vaporisée sur mon corps. J'en sortirai le corps tremblant de fatigue.
Une pensée pour Damien viendra me hanter.
Car il ne me rappelle pas.