Altaïr
| Sujet: Fragment #5 - Osaka 08.04.08 11:46 | |
| Vendredi 24 février 2006 à Dijon Le dieu à tête de chacal me guide à travers le labyrinthe, une torche à main. Les cheveux de feu embrasent l’air et éclairent les murs, révélant les symboles d’outre-tombe sur les dorures murales. Nous arrivons dans une antichambre aux senteurs fortes et agressives ; la lumière de la torche parait écrasée par la lourdeur des ombres. Anubis pose la torche et se dirige vers une large table de pierre, sur laquelle un corps est allongé, recouvert de fines bandelettes suintantes d’huiles parfumées. Mon corps. Je presse une orange pour en extraire le jus, ajoute une cuillerée de sucre et avale le tout. Le café siffle dans la cafetière. Je n’ai pas l’intention de demeurer ensommeillé aujourd’hui, pas avec un rendez-vous le soir même en compagnie de ma luciole. Café noir et bien trop fort, comme d’habitude. Miroir ébréché au dessus du lavabo. Je hasarde un sourire, pour n’obtenir face à moi qu’un reflet crispé et peu amical. Pourquoi est-ce devenu si difficile ? Accélération du temps. Le temps est mitigé ce matin. Quelques rayons percent le ciel couleur farine. Mon entrée dans la boulangerie est suivie du tintement cristallin d’une clochette. Une vieille dame discute avec la boulangère, et je profite de l’occasion pour parcourir du regard les étals qui, en cette heure matinale, sont encore parsemés de pâtisseries toutes aussi alléchantes les unes que les autres : croissants, pains aux raisins, chaussons aux pommes, mille-feuilles, religieuses au chocolat, éclairs à la vanille, beignets, tartelettes aux myrtilles ou au citron, pâtes d’amande, choux à la crème, pudding… la liste des tentateurs semble interminable. Cette petite boulangerie est le sanctuaire du péché de gourmandise, le palais des douceurs savoureuses et des petits plaisirs, et j’aime à y venir tôt le matin pour rentrer chez moi en sentant le pain encore chaud entre mes doigts. Si quelqu’un m’attendait dans mon lit en cet instant, je lui rapporterais des croissants et nous les partagerions ensemble, mais personne ne s’est retrouvé sous mes draps par un tel matin depuis… ô, ivresse des jours qui tombent comme les feuilles d’automne ! La vieille dame devrait se hâter, car sinon je risque fort de succomber à la tentation de… Je rentre chez moi d’un pas lent, détendu, une baguette dans une main et un croissant dans l’autre, petit archétype dans les rues de Dijon. L’air frais colle sur la peau de mon visage et sur le bout de mes doigts. J’actionne la poignée à l’aide de mon coude et pousse la porte d’entrée d’un coup d’épaule, puis je monte les marches jusqu’au seuil de mon temple du sommeil. Tandis que le croissant fond dans ma bouche, mille souvenirs d’enfance jaillissent en moi. Il est vingt et une heure trente. Sous mes pieds se déploient les pavés de la petite rue Musette. Derrière moi, l’impasse, devant moi, la clarté diaphane de ma luciole, son sourire étoile au bout des lèvres, et quelques flocons de chagrin dans les yeux. Elle dépose un baiser sur ma joue, je le lui rend en tremblant un peu, et nous pénétrons dans le restaurant. J’ai la sensation de dîner avec une princesse dans un palais d’extrême orient. Tout à coup deux îles antipodaires semblent se heurter dans cet espace confiné aux boiseries raffinées. Islande et Japon s’interpénètrent consubstantiellement. Ce soir, Nalvenn est une geisha, ses yeux effilés s’étirent à la manière de ceux d’une danseuse asiatique. Un serveur en habits traditionnels nous guide jusqu’à une petite table derrière un vaste aquarium et nous invite à nous asseoir. Derrière la paroi de verre, de gros poissons aux couleurs pastels vont et viennent paresseusement. Cette fois, hors de question de se défiler. « Tu m’as semblée triste mercredi, commençai-je, quelque chose ne va pas ? » Les flocons dans ses yeux se font blizzard. « Julian, dit-elle, avec cet irrésistible accent qui semble fondre dans sa bouche, je ne savais pas comment te dire… » Il n’y a alors plus que sa bouche, ses deux petites lèvres rouge cerise, et ces quelques mots, comme une implacable sentence. « Sébastien et moi… nous nous sommes fiancés… »
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