Fragment #146 - Le dernier jour avant la Chute

Demain, Jed aura dix-huit ans. Tu es jeune, Jed. Le vent a soufflé tes bougies ce soir. Arrête de nous parler de toi, de ton Jon si parfait, de cet anniversaire surprise dont on se fout complètement. Demain, Lola part en week-end chez Ludovic, son ex, et il n’y a que ça qui compte. J’ai la désagréable sensation de vivre mes derniers instants avant la fin, la Chute de notre couple. La main de Lola presse doucement mes phalanges et nous suivons Jed et Jon dans l’antre de la nuit. Le tribunal des masques est là, il nous regarde. Il nous connaît maintenant, aussi ses yeux ne s’attardent pas sur nos chairs. Nous nous installons sur une banquette et commandons à boire. La vodka me brûle la gorge. Je voudrais foutre le feu à cette jalousie qui me ronge, qui me bouffe. Tu es à moi, Lola, tu entends ? A moi. Et personne d’autre n’a le droit de te toucher, ni même de te regarder. Lâche-là Jed, elle s’en fout de ton anniversaire surprise, vraiment. Elle ne s’intéresse pas à toi, elle ne doit être là que pour moi. Je n’aurais pas dû l’amener ici. L’alcool se mêle à mon sang et la jalousie ardente qui coule dans mes veines. Il faut que je danse, que j’extraie de mon corps cette tension insoutenable. Merde Jon, je ne t’ai pas demandé de m’accompagner, je ne veux pas laisser Lola seule avec Jed… Arrête de me coller, de te plaquer contre moi comme ça quand tu danses, tu le fais exprès ?! Je n’y arrive pas. Sans cesse je regarde la banquette pour surveiller les faits et gestes de Lola. Arrête de lui parler Jed, elle ne peut pas me contempler ! J’ondule, je me ploie, je me tords. Et personne ne me voit. Sauf toi Jon, mais toi je te déteste. Toi et tes cheveux blonds, tes bras puissants, ton sourire trop parfait. Je ne supporte pas les gens comme toi. Retourne vers ton Jed et dis lui de laisser Lola tranquille. Ils se sont rapprochés l’un de l’autre pour mieux se parler. Est-ce que tu feras comme ça demain, Lola, avec Ludo ? Est-ce que tu t’approcheras de lui pour mieux entendre ce qu’il a à te dire ? Et si ce qu’il a à te dire était plus beau que ce que moi je peux t’offrir ? L’embrasseras-tu ? Renonceras-tu à moi et t’abandonneras-tu à lui ? Je te déteste parce que tu n’es pas à moi, parce que je ne peux pas te faire mienne. Je crève de jalousie, merde, vous ne voyez pas ?! Regardez-moi, parlez-moi, faites de moi le centre de vos vies… Pourquoi ne suis-je pas le centre du monde ? Pourquoi le monde continuera-t-il à tourner sans moi ? Je ne veux pas ça. Je veux être l’omphalos de l’univers. Regardez-moi. Je ne me sens plus ni dieu ni homme. Je ne me sens plus être quoi que ce soit. Je ne me sens plus être. Méprisez-moi, comme tu le faisais si bien, beau dieu, je me sentirais vivre à travers vos yeux de bourreaux. Ecartelez mon être.
Jon se penche contre mon oreille.
« Jed ne sera pas là demain soir, et comme tu es seul aussi, on pourrait se faire une soirée tous les deux ? Je vais pas tenir le coup sinon. »
Non, tu peux courir Jon. Bien sûr, je n’ose pas te répondre « non » comme ça, en face. Un texto suffira. Je te déteste, tu ne vois pas ? Je déteste tes cheveux blonds, tes bras puissants et ton sourire parfait. Je te déteste car c’est toi que mon beau dieu regardait, et non pas moi. Je te déteste parce que tu es le petit ami de Jed. Et je déteste Jed qui met sa main sur l’épaule de Lola comme ça. Ne la touche pas, merde, tu n’as pas le droit !
Nous rentrons. Lola est boudeuse. Je n’avais pas remarqué. Je crois que je suis ivre. Ivre de toi. Pourquoi es-tu boudeuse, ma petite princesse ? Il y a du vent. Ah oui, tu devais le retrouver ce soir, ton Ludo, mais j’ai insisté et tu ne prendras ton train que demain. Et si tu annulais ? Il est encore temps. Je te fais confiance mais… mais… Non, ne précipite pas notre amour dans la Chute ! Ne m’abandonne pas, pas encore, j’ai besoin de toi.
Nous faisons l’amour. Je voudrais savourer cet ébat comme on se délecte du dernier. Comme si nous étions ensemble, pour la dernière fois.