Altaïr
| Sujet: Fragment #7 - Repas de famille 08.04.08 11:49 | |
| Dimanche 26 février 2006 à Dijon Le dieu à tête de chacal me sale comme une pièce de viande destinée à la cuisson. Je le regarde faire, impassible ou immobile, je ne saurais le dire. Il travaille avec implication, comme n’importe quel souverain des embaumeurs. Mille petites précisions rituelles. Et l’air se fait lourd, visqueux, suffocant. Une atmosphère poisseuse suinte dans l’air et nous englue, comme si le tombeau tout entier, dans une terrible angoisse minérale, se mettait à transpirer. Je suis allongé sur la table, le corps lié par une multitude de bandelettes. Anubis approche de mon visage le long crochet qui saisira mon cerveau pour l’extirper par mes narines. Je me débats. La sueur coule sur les murs à grosses gouttes. La pierre s’agite. Je bascule dans la réalité, inondé de sueur. Mes draps sont trempés. Il règne dans mon temple du sommeil une chaleur de fournaise. Quelle heure est-il ? A peine six heure. L’aube rosit à peine le ciel. Je me lève et me dirige à la fenêtre, dont j’entrouvre les volets pour rafraîchir l’appartement. Une légère brise s’y engouffre. Déjà je vois la silhouette d’Anubis se dissoudre dans mes souvenirs. Le songe s’efface dans un coup de vent. Que renferme-t-il donc de si lourd et de si secret pour vouloir tant me fuir, anguille glissante entre les doigts ? Accélération du temps. Il est presque treize heure et je suis en retard ; je vois la voiture de Florian dans la cour. Maman nous a tous invité à manger aujourd’hui. Sur le perron, j’inspire profondément. Un repas de famille, c’est comme une plongée en apnée : cela nécessite du souffle. Maman est aux fourneaux, dans la cuisine d’où s’échappent des volutes de vapeur à l’odeur de romarin, et Papa, au salon, regarde la petite Léa s’avancer vers lui d’un pas maladroit, pleine de bonne volonté, bras tendus en avant. Elle s’affale à moins d’un mètre de lui sur le tapis, puis s’agrippe de ses petites mains au rebord de la table basse pour se relever. C’est peu un mètre, mais c’est déjà beaucoup quand on a un an. Ma belle-sœur me sourit – elle semble être la seule à avoir remarqué mon entrée – assise sur un fauteuil, ses longs cheveux bouclés rejetés en arrière. Je lui rends un vague sourire que j’imagine bien fade comparé au sien. Pourquoi est-ce si difficile de sourire ? Florian apporte deux chaises supplémentaires qu’il dispose autour de la table en me lançant un vague « Salut frangin » sans vraiment me regarder. Je regarde cette petite scène de famille sans parvenir à m’y insérer : ma belle-sœur Elodie qui aide à disposer le couvert, Papa qui lance Léa en l’air et la petite qui rie aux éclats, Maman qui apporte la casserole en criant. « Vite les enfants ! Le dessous de plat ! C’est brûlant ! » Tout le monde se précipite, on cherche le dessous de plat, on ne le trouve pas, on demande qui l’a vu en dernier. Maman s’énerve ; la chaleur a traversé les serviettes avec lesquels elle tient la casserole et commence à attaquer ses doigts. Je n’arrive pas à m’agiter comme eux ; seule ma tête se déplace de droite à gauche pour localiser le vicieux dessous de plat. L’espace d’un instant, dans un élan enfantin, je comprends que tout ceci n’est qu’un jeu, et que le premier qui trouvera le trophée – en l’occurrence un dessous de plat – aura gagné. Au fond de moi, j’espère être celui qui remportera la victoire. Je me concentre pour accroître mes facultés visuelles, mais trop tard. Florian brandit l’objet dans un cri de triomphe, applaudi par Elodie et remercié d’un sourire par Maman. Nous passons à table. Florian demande où se trouve Lilian. On tarde à lui répondre. Il insiste. Notre jeune frère a-t-il des raisons d’être en retard, lui qui vit encore sous le toit familial ? La plaisanterie ne semble amuser personne. Un bruit sonore se fait entendre lorsque Papa débouche une bouteille de vin, puis le silence se rétablit, à peine troublé par le bruit de la cuillère de Léa qui tape au fond de l’assiette chaque fois qu’Elodie la remplit. Lilian entre dans la salle à manger et prend place sans rien dire. Un silence hostile se développe dans l’air. La hache de guerre entre l’aîné et le cadet n’a toujours pas été enterrée. Je viens dire au revoir à Maman dans la cuisine. Assise sur une chaise, elle fixe le carrelage sans bouger, l'air si petite et si perdue. Puis elle relève lentement les yeux vers moi, comme si elle émergeait d'un rêve aux sonorités égyptiennes, et sourit. Et je comprends qu'elle ressent la même chose que moi face au miroir. Il est devenu bien difficile de sourire. | |
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