Altaïr
| Sujet: Fragment #9 - Mardi-Gras 08.04.08 19:32 | |
| Mardi 28 février 2006 à Dijon En me réveillant ce matin, je laisse ma main glisser sur le drap. Il est froid. Laura est partie sans même que je m’en aperçoive. Elle a laissé un mot sur le bureau, que je m’empresse de parcourir du regard.
Désolée Julian, tu sais que ça n’est pas possible. Je me suis trompée. A bientôt.
Bientôt. Dans quelques mois sans doute, elle ressurgira échevelée dans ma petite existence monocorde pour tout mettre sens dessus dessous, m’entraîner dans une nuit de folie, et s’évanouir sans laisser de trace. Un jour il faudra que j’apprenne à lui résister. Laura est un brasier qui réchauffe les mains et le corps, et tel un moustique je suis attiré par sa chaleur. Elle est plutôt petite, brune, piquante, le nez légèrement retroussé. Ce que j’aime le plus en elle, ce sont ces trois petites taches de rousseurs sur sa lèvre inférieure. Trois petits grains d’épice. Le sol est recouvert d’un blanc pelage de givre. Après le soleil qu’elle amène, Laura disparaît dans un brusque coup de froid. En passant devant la petite boulangerie, je préfère ne pas poser les yeux sur les étals derrière la vitrine. Pas cette fois. Mon sourire, lui aussi, a disparu. Les cours me plongent dans une somnolence paresseuse. Et si je me trouvais un petit boulot ? Je ne serais plus accroché à mes parents, je pourrais vivre par mes propres moyens… Florian, lui, a quitté ses études. Il a acheté une maison, s’est marié avec Elodie, a eu un enfant… Un vrai petit produit manufacturé de l’occidental way of life. Je n’ai jamais envié ce type d’existence avec pavillon, chien, et barrière blanche. Non, ce qu’il me faudrait, c’est un petit emploi dans mes cordes. Mais quelles sont-elles, ces cordes ? Je n’ai jamais travaillé dans quoi que ce soit. Florian, lui, est un champion de l’informatique, et l’informatique, c’est la porte du vingt et unième siècle. Moi je ne suis doué qu’à étudier des textes, à les observer, les découper, leur arracher les entrailles pour y lire tel un haruspice, ce que les autres n’y voient pas…
Après les cours, je décide de passer saluer Maman à la maison, au 148 avenue Victor Hugo. Un rayon de lumière pâle filtre au travers de la grande fenêtre à carreaux du salon. Rien n’a changé ici depuis mon départ, à l’aube de mes dix-huit ans ; ni le canapé, ni le fauteuil, ni la table basse, le tapis, ou encore la cheminée, dans l’âtre de laquelle je revois rougeoyer les braises par un soir d’hiver en famille. Papa attisant le feu de son souffle, ses joues se gonflant régulièrement, son visage s’empourprant ; dragon aux pouvoirs incandescents. Maman préparant des châtaignes, Florian et Lilian se bagarrant comme à leur habitude, et moi, lisant un livre, silencieux, extérieur à cette petite bulle familiale. Je reprend pied dans le présent. La cheminée est impeccable, pas la moindre trace de cendre. On a du mal croire que quelqu’un aie pu y allumer un feu autrefois tant elle paraît glaciale aujourd’hui. Le passé ressemble à un amas de cendres froides et mortes, le présent est une étincelle, et l’avenir, le souffle qui amènera l’embrasement. Un jet de vapeur s’échappe du fer à repasser. Maman me regarde affectueusement. Son souffle est lourd, je le sens. Elle a du mal à respirer. Comme si chaque inspiration lui meurtrissait le cœur. Elle semble anxieuse. « Tu crois que la grippe aviaire va arriver jusqu'à nous ? me demande-t-elle gravement. Ils ont dit que les oiseaux migrateurs allaient bientôt revenir d'Afrique... - Non maman, on essaye de nous faire peur, c'est tout. » Je regarde par la fenêtre. Une farandole d'enfants bariolés défile en chantant, sinistre cortège. Ils brandissent monsieur carnaval à l'extrémité d'un pieu pour le brûler. Pauvre bonhomme de carton, tu ne sais pas encore ce qui t'attends. Tu souris, tout de papier crépon et de couleurs, confiant en cette flopée de petits moineaux qui t'emmènent sur la place publique. Soudain, je sens une pression sur mon bras. C'est la main de Maman, qui regarde elle aussi ce spectacle derrière le rideau, le visage fermé. La même peur nous étreint, face à un monde trop grand pour nous, où le vent soulève des plumes noires. | |
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