Fragment #38 - L'inimitié

La bonne nouvelle, c'est que Maura a dû convaincre Florian de ne plus toucher à son stupide jeu vidéo, parce qu'il n'y va plus du tout. La mauvaise, c'est que l'inimitié qui nous séparait, lui et moi, est de retour dans l'appartement. Elle est revenue avec ses valises, s'est installée entre nous et a posé ses pieds sur la table, sans aucune gêne. L'inimitié est là, palpable, elle a de longs cheveux comme ceux d'une méduse. Elle nous regarde, elle nous observe, elle nous scrute. Et elle instaure un silence impitoyable dans nos vies.
J'ai envie d'appeler Julian, et de lui raconter mes problèmes, lui dire que ça ne va pas, que tout a dérapé de nouveau avec Flo. Mais Julian est à Paris avec Lola et Kokhavah, et je ne veux pas qu'il se fasse du souci pour moi. Je veux le préserver de l'angoisse, pour éviter qu'il ne retombe dans la folie. Inutile de penser à Alex, qui ne répond jamais, toujours trop occupé dans sa caserne parisienne. Est-ce que moi aussi je finirai aspiré par la capitale, un jour ? Je ne veux pas, je ne veux pas. Je pense à tous ces bars dans le Marais où Julian m'a traîné une fois avec ses amis. Je pense à tous ces homos au regard lubrique. Je ne veux pas m'y confronter, je ne veux pas...
Allez Lilian, courage. Tu n'es pas seul ici. Il reste encore Robin et Déborah. Robin, mon petit ami, celui qui doit être là pour moi mais que j'hésite toujours à appeler quand ça ne va pas. Déborah, ma meilleure amie, celle qui travaille trop et à qui je ne me confie pas. Où est passée l'Amitié ? Pourquoi est-ce que je suis devenu comme ça ? C'était Julian, le sans-ami, pas moi, à la base. Aujourd'hui, Florian et moi sommes seuls et Julian bien entouré. Qu'est-ce qui a bien pu se passer ? Pour Florian, c'est facile : c'est l'affaire de l'été 2005 qui a tout changé. Ses amis n'ont plus voulu entendre parler de lui.
Mais moi ? Pourquoi est-ce que j'ai imité Julian et ses affinités exclusives, alors que j'aimais tellement l'ambiance de mon groupe d'amis, la chaleur qui s'en dégageait ? On n'était pas bien, tous les six, au lycée ? Quand Sony nous emmenait faire du VTT dans les combes et que Béné râlait et pleurait parce qu'elle était fatiguée. Quand Nino réparait le VTT d'Aleth, pendant que cette dernière cassait la gueule à Sony parce qui lui avait foncé dedans pour rire. Et Anne qui cueillait des fleurs pour nous faire des couronnes, et se promenait pieds nus dans la mousse des sous-bois, comme une prêtresse païenne. Et moi qui les regardais en jouant un morceau à la guitare, pendant que Béné, ravie que tout le monde se soit enfin arrêté, me racontait ses peines de cœur.
C'étaient mes plus belles années. Depuis le collège jusqu'à la fin de la fin de la seconde. Après, tout a dérapé. Moi je n'étais plus le même, à cause de cette histoire avec Florian, au camping. Et l'amitié de notre groupe, soi-disant indestructible et éternelle, s'est laissée corrompre par des sentiments perfides : la jalousie, la colère, le mépris, et la haine.
L'amertume s'est décantée en moi. Je ne ressens plus de rancoeur. Alors mes doigts sortent le téléphone de ma poche, font descendre la liste des contacts de mon répertoire, jusqu'au prénom « Anne ».
Je ne prends pas le temps de réfléchir.

« Salut, c'est Lilian, j'aimerais savoir ce que tu deviens, ça te dit qu'on aille boire un verre ? Bisous, à plus. »

Envoyé.