Fragment #44 - Sylvie

Elle s'est installée avec cet homme à une table du Dionysos. Depuis le comptoir, je l'épie l'air de rien. Elle doit avoir mon âge, peut-être un peu moins. Elle a les cheveux roux flamboyants, la peau laiteuse, et elle se tient bien droite, impeccable. Je le regarde, déstabilisé par sa beauté. Mathieu, à côté de moi, passe sa main devant mon regard.
« Eh, patron ?
- Hein ?
- C'est Sylvie que vous regardez comme ça ?
- Sylvie ?
- Ma tante Sylvie, là-bas.
- La petite brune avec ses deux amies ?
- Heu patron, vous le faites exprès ? Je parle de la belle dame rousse que vous matez depuis tout à l'heure !
- Chut, moins fort gamin !
- Vous pouvez y aller, elle est veuve depuis le mois de mai l'an dernier, il faut bien qu'elle refasse sa vie !
- Mais alors...
- C'est la mère de mon cousin Alex, vous l'avez déjà vu plusieurs fois ici, il venait souvent avant de monter sur Paris.
- Le monde est petit...
- Elle vous plait ?
- M'enfin Mathieu, je t'en pose des questions moi ?
- Allez quoi, vous allez pas faire le timide !
- De quoi il est mort, déjà, son mari ?
- Il s'est suicidé. Pendu à un radiateur.
- Oh oui, je me souviens. C'était terrible, cette histoire.
- Ouais. J'étais pas très proche de mon oncle, ça m'a pas trop touché. Alors, vous allez faire quoi ?
- Rien du tout. Tu vois bien que le monsieur avec qui elle boit un verre, et qu'est pas beau du tout d'ailleurs, il a l'air de bien lui plaire...
- C'est peut-être juste un ami à elle, faut pas vous avouer déjà vaincu !
- Dis-donc monsieur Firent, tu voudrais pas un peu te mêler de ce qui te regarde ?
- J'aimerais savoir ce que vous allez faire, moi.
- Rien du tout, je te l'ai dit. Je vais prendre l'avion lundi prochain pour l'Ecosse, et je vais y rester une bonne semaine histoire de me changer les idées.
- Non, c'est vrai ?
- Ben oui, c'est vrai.
- Et qui c'est qui va garder le bar ? Grand-mère Léonie est encore malade, vous savez.
- Oui, je sais, mais vous êtes une équipe compétente, toi, Lullaby, James et Grégoire. C'est pas comme en octobre quand je suis parti à Dakar, où vous veniez juste d'arriver. Maintenant vous connaissez tous bien le bar, vous pouvez vous débrouiller une semaine sans moi. »
Mathieu a une mine déconfite.
« Je me trompe ?
- Non non patron, il dit en reprenant le sourire. On va bien s'en occuper du Dionysos, vous allez voir. Et c'est vrai que ça va vous faire du bien, de prendre un peu l'air. »
Eh ben. C'est à moi de sourire, maintenant. C'est un brave type, le petit Mathieu Firent, je l'avais bien senti dès le début. Quand je serai en Ecosse, chez Charlie et Steve, je vais pouvoir oublier mes tracas dijonnais, le bar, mon père, ma mère, Meryl et Maura, et surtout ce que j'ai avoué dimanche soir à Lullaby, et la honte qui s'est accablée sur moi.
Mais est-ce que j'oublierai pour autant Sylvie ?