Fragment #11 - Mise au point

"While, white horses,
They will take me away,
And the tenderness I feel,
Will send the dark underneath,
Will I follow?"
J'entends les paroles d'une chanson de Portishead à travers les murs, venant de la chambre d'Emeline. Groupe qu'elle écoute tous les soirs avant de s'endormir. Groupe qui me remue les tripes, qui fait remonter en moi une foule de sentiments dont je ne soupçonnais plus l'existence. Groupe que l'on va aller voir en concert tous les deux dans un mois exactement. Une projection d'un mois dans le futur, c'est la première fois depuis trop longtemps. Pour aller de l'avant il faut avoir des empreintes derrière soi m'a dit Genièvre cet après midi. Genièvre... Je n'arrive pas à la comprendre, elle souffre tellement, mais en même temps, je ne sais pas. J'ai de toute façon autre chose à penser pour le moment, ça je le garde pour la lucidité du jour. Et les démons pour la nébulosité de la nuit.

Mes souvenirs remontent à un rêve plein d'arsenic, de parfums, de transe, d'extase et de douleurs. A un réveil dans un sachet en plastique. A une agression que je ne comprends toujours pas. A une double rencontre miraculeuse. Et à une vie commune, sans souvenirs ni passé, tout en reconstruction et en découvertes avec Emeline et Genièvre, ces deux femmes formidables. L'une forte et téméraire cachant des cicatrices qui saignent toujours et une autre détruite qui n'espère plus rien mais qui se bat encore pour une enfant qu'elle considère comme sa fille.

Mes souvenirs me sont offerts par cette nouvelle famille, ces nouveaux moments, ces nouveaux éclats de rire, ces nouvelles larmes, cette nouvelle détresse et surtout ce besoin de la combler tant qu'elle est là. Et de la prolonger.

Mais plus encore que des souvenirs, plus encore que de m'avoir donné une nouvelle identité, plus encore que tout cela, elles ont retrouvé mon passé. Mon vécu, ma famille, mes amis et des passions. Une retrouvaille merveilleuse, mais à double tranchant. J'ai aussi retrouvé mes vices, mes peines, mes péchés, et cette rédemption constante que je peux enfin combler grâce à Emeline.
Je sais qui je suis. Mais je ne me sens moi qu'à partir de mon réveil dans la ruelle.
Charles Marshall, dix-sept ans bientôt dix-huit. Une ancienne vie à Bruxelles en tant que photographe semi-professionnel et sécheur de cours invétéré. Dans l'absolu, en dernière année de psychologie et communication. Beau gosse minable, qui aime les passions de corps avec de jeunes femmes et des péchés avec de jeunes hommes. Fiché à la police nationale entant que drogué et revendeur potentiel, et signalé disparu jusqu'il y a quelques jours.

Il fait sombre, la pièce est éclairée par une bougie seule, qui menace de s'éteindre, la flamme se fait transparente, livide, inexistante. Comme mon ancienne vie, qui n'est plus que mots pour moi qui ne la connait que grâce aux récits d'autres. Il parait -d'après ces autres toujours- que je n'ai pas trop changé. Mais moi je sais une chose, maintenant j'ai un but dans ma vie. J'en ai même deux. Sauver et Découvrir. Emeline et Cerise.