Fragment #50 – Demi-frères

Paul et Steve attendent avec moi dans l'appartement. Aucun de nous trois ne parle, et j'écoute mon cœur battre dans ma poitrine. Lorsque j'entends Charlie revenir dans le couloir de l'immeuble, avec lui, des gouttes de sueur se mettent à perler sur mon front. Elle ouvre la porte, et je me lève, instinctivement, et mes yeux le cherchent et le trouvent : un homme élégant, brun, bien coiffé, bien vêtu, avec un visage bien taillé, qui me regarde aussi, puis se focalise sur sa fille, peut-être par gêne.
Celle-ci lance alors :
« Papa, je te présente Louis. Ton demi-frère. Louis, voici Jules, ton demi-frère, mon père.
D'un commun accord silencieux, Charlie, Steve et Paul se dirigent vers la cuisine, pour nous laisser seuls, tous les deux. Alors c'est donc ça. C'est cet homme-là, Jules, que je suis venu chercher ici, à Glasgow. Sans même le savoir. Quel drôle de hasard. Je le regarde, comme si je voulais retrouver dans ses traits un peu de moi, un peu de Maman, ou d'Adèle. C'est étrange. De se dire qu'un parfait inconnu puisse être aussi lié à moi. Allez Louis, dis quelque chose. Parle. Fais le premier pas.
« Ca fait bizarre, hein, cette situation... »
Il sourit. Il y a un peu de Maman dans ce sourire.
« Je... Oui. 
- J'ai imaginé ce genre de scène pas mal de fois quand j'étais gosse, je dis. J'ai oublié ce que je pensais dire à ce moment là si ça devait arriver un jour.
- Vous avez imaginé ? Vous saviez donc ?
- Peut-être, je sais pas. Je sais plus. »
Jules s'assied sur le canapé. Il a l'air aussi embarrassé que moi. Peut-être encore plus.
« Vous... C'est Louis, c'est ça ?
- Oui. On devrait peut-être se tutoyer, Jules, non ?
- Bien sûr, il dit en se relevant pour me tendre la main. Heureux de te rencontrer enfin, Louis. Mon frère. »
Je lui serre la main, et je le regarde droit dans les yeux. Il a les yeux de Maman, avec les mêmes vagues d'amour. Sans récif, comme dirait Julian. Je souris à mon tour et l'attire contre moi pour le prendre dans mes bras. Mon frère.
« Maintenant, raconte-moi, il dit. Qui es-tu ? Qui était... Michelle ? 
- C'était la femme la plus incroyable qu'on puisse imaginer. Elle était une philosophe et une indécrottable bonne vivante. Elle aimait les autres. Elle aimait vivre... »
Je baisse la tête. Le souvenir de Maman vient mouiller mes yeux. Impossible de repenser à elle sans pleurer. Et je veux pas pleurer devant Jules.
Il murmure :
« Et je suis passé à côté d'elle...
- Jules, tu as une sœur, aussi. »
Il prend le temps de recevoir la nouvelle. Apparemment, Charlie ne lui a pas tout dit.
« Une sœur ?! Plus jeune aussi ?
- Oui. Elle s'appelle Adèle.
- Adèle...
- Elle vit à Dijon, comme moi. Elle a deux enfants. Deux garçons.
- Deux neveux... Comment s'appellent-ils ?
- Romain et Dimitri. Et j'ai une fille aussi. Maura. Il faudra que tu les rencontres...
- Je... Oui. Il faut que je les voie. Louis, quand est-ce que tu rentres à Dijon ?
- Je pensais y retourner ce weekend. Ca fait déjà trop longtemps que j'ai laissé mes serveurs tous seuls. Tu sais que je tiens un bar à Dijon ?
- Oui, il répond en rigolant. Charlie m'a dit. Le Dionysos, c'est ça ?
- Oui, ça vaut pas ton boulot, mais bon, on fait ce qu'on peut... »
Je me sens un peu idiot, parce que je suis juste patron de bar, alors que Jules est un type qui a su rendre sa vie importante. Pourtant, il chuchote :
« Ca a toujours été mon rêve, un bar !
- Ah oui ?
- Oui, tu sais, la diplomatie, ça va les premières vingt années, tu as l'impression que tu vas changer le monde. Et puis tu perds tes illusions. Ou les autres les perdent pour toi. Et là, il vaut mieux trouver autre chose pour te pousser à avancer. Moi, ça a été mes enfants. »
Je hoche la tête, impressionné. Je vois pas trop quoi répondre, et Jules reste silencieux. Je l'observe encore un peu. Est-ce qu'il est comme je l'imaginais ? Est-ce qu'il correspond à l'image que j'avais dans ma tête depuis que j'ai entendu sa voix au téléphone, quand sa fille avait disparu ?
« Tu ne poses pas de question sur ma famille ? il demande. Charlie a déjà dû tout te dire alors ?
- J'ai été très curieux, je confesse.
- Pas de problème. Écoute, mon travail me laisse assez libre. Est-ce que ma femme et moi pouvons venir te rendre visite à Dijon le mois prochain ? Le temps de tout organiser, bien sûr. Ou plus tard, si tu préfères.
- Ce serait avec grand plaisir. J'en ai pas parlé à Adèle, mais elle sera ravie de vous rencontrer. »
Jules semble un peu perdu dans ses pensées. Puis il se tourne vers moi, pose une main sur mon épaule, et sourit. Et il dit :
« La vie est étrange, tout de même. »
C'est drôle. Je pensais la même chose.