Fragment #47 – Piégée

Déjà plus de deux semaines que j'ai retrouvé les bancs de la fac. Et pourtant ça me fait encore tout drôle. Je choisis une place un peu à l'écart du groupe, pas trop éloignée du tableau. Lorsque je m'assoie sur le strapontin, celui-ci se vide lentement de son air, émettant un sifflement des plus disgracieux. Très vite, le siège est complètement enfoncé sous mon poids, et la position devient inconfortable. Je me lève, en soupirant. Ca non plus ça n'a pas changé. Finalement, je me retrouve au premier rang. Je sors mes affaires, à savoir une trousse et des feuilles, tandis que le prof entre dans l'amphi. Je mets mes lunettes, saisis mon stylo plume. Peu à peu, les bavardages s'estompent autour de moi. Le prof s'éclaircit la voix, s'empare d'une craie et sans plus attendre démarre son cours. Tiens, c'est un nouveau chapitre.


Nouveau chapitre, nouvelle page. Je sors de ma pochette en carton un paquet de feuilles doubles et inscris sur la première d'entre elles le titre de la leçon, titre qui d'ailleurs laisse présager une suite plus qu'intéressante. Et effectivement, je ne suis pas déçue. Très rapidement, je me laisse embarquer dans le monde délirant de l'algèbre, un monde d'abstraction auquel je donne forme, petit à petit, dans mon esprit. Le grand jeu des mathématiques... C'est passionnant. Tellement passionnant d'ailleurs, que je ne remarque pas immédiatement que l'on est en train de me parler depuis quelques secondes. « Hého ! Je peux m'assoir là ? » Retour sur Terre. Euh... oui pardon. Je retire précipitamment mon sac de la portion de table qui est à ma gauche, pour que la personne puisse s'y installer. Quelle idée d'arriver en retard comme ça aussi... Le garçon s'assoie et sort négligemment de son sac un cahier, ou du moins, un reste de cahier, et une trousse. « Dis moi, tu pourrais me passer le début du cours ? » Je soupire intérieurement. Je n'aime pas prêter mes cours. D'autant qu'à en juger l'état de son cahier, il n'a pas l'air très soigneux. Je lui tends les deux premières pages, sans autre mot qu'un «Tiens.» plus qu'insipide. En échange, il me gratifie d'un « Merci » puis d'un large sourire, dévoilant une dentition presque parfaite. Je me sens rougir jusqu'aux oreilles. J'espère qu'il n'a rien vu... Je jette un œil sur le côté pour vérifier. Merde, nos regards se sont croisés. Maintenant, il doit croire que je le regardais. Merde, merde, merde. J'ai envie de m'enfoncer dans mon siège jusqu'à disparaître. J'essaye de me concentrer sur le cours mais même les beautés de l'algèbre ne parviennent pas à me faire oublier l'inconfortable situation dans laquelle je me trouve. « Tiens.» Je sursaute presque. C'est lui qui me rend mon cours. « Merci encore. » Alors qu'il me rend mes feuilles, son regard se plonge longuement dans le mien. Il a les yeux bleus. Je n'avais pas remarqué. A nouveau ce sourire qui me fait rougir. Je récupère les feuilles, glisse un « De rien. » à peine audible et fais mine de me replonger dans mon cours. Pourquoi est-ce qu'il est venu s'assoir ici? Il y a pourtant plein d'autres places dans l'amphi. Si je me mets là, c'est justement pour être tranquille. « Et tu t'appelles comment au fait ? » Voilà... Je me suis faite piégée. S'il me pose cette question, c'est qu'il a l'intention de me reparler. Et si je ne réponds pas, je vais passer pour quelqu'un de bizarre. « Déborah. » Ca y est, mon sort est scellé. « Et toi ? » Non, non, non ! Pourquoi je lui demande ça ? C'est du suicide. Je ne veux pas qu'il pense que je m'intéresse à lui. A aucun prix.
« Sébastien. »