Fragment #59 - Souvenirs

C'est dimanche. Le soleil est gris aujourd'hui. Je me lève seul dans l'appartement, je me fais couler un café. La cuisine est silencieuse, et quand le téléphone se met à sonner, je cours pour le décrocher. Peut-être que c'est Lilian, peut-être qu'il veut me dire qu'il est bien arrivé.
« Allô ?
- Allô mon chéri, c'est maman.
- Ah, salut m'man.
- Tu n'as pas l'air content de m'entendre on dirait.
- Si, si. Je pensais que c'était quelqu'un d'autre.
- Ah oui ? Tu as rencontré quelqu'un ?
- Non m'man, je suis pas prêt de retrouver quelqu'un là.
- Pourquoi tu dis ça mon chéri ?
- Je vais passer te montrer ma tête, on dirait que t'as oublié ce qui m'est arrivé.
- Oui, passe vite me voir, je me languis à force de ne plus voir mes enfants.
- Je prends une douche et j'arrive. Bisous.
- Bisous Florian. »

Je frappe à la porte. Maman se précipite pour m'ouvrir. Elle me serre fort dans ses bras. Papa nous attend dans le salon pour déjeuner. Je l'embrasse rapidement. A table, on discute de tout et de rien. De la crise financière, de ces salauds de grévistes de gauche, de Sarkozy. Je leur apprends que Lilian est parti, sans donner trop de détails. Si je commence à parler de la lettre de menace, de l'enquête au sujet du sabotage de ma caisse, on va forcément dériver sur le sujet qui risque de les fâcher : l'homosexualité de mon frère. Autant qu'ils continuent à croire que Robin était un simple pote à moi. J'oriente le sujet sur Elodie et son nouveau mec, histoire de me défouler un peu. Mauvaise idée. Papa et maman se scandalisent en apprenant comment m'a traité ce sale con d'Edouard, et parlent de les attaquer en justice. Je calme leurs ardeurs en leur expliquant que ça servirait à rien. Mieux vaut se taire et faire profil bas.

Maman m'emmène au grenier. Elle dit qu'elle veut me montrer quelque chose. Je la suis dans les combles de la vieille maison, dans ce vieux bric à bras poussiéreux où traînent toutes sortent de trucs et de machins. Maman fouille dans un coin pendant que je retrouve mes vieux jouets dans une grosse malle en osier. Elle me rapporte un grand rectangle et le pose devant moi. C'est une toile que j'ai peint quand j'étais gosse, dans notre maison de vacances en Toscane. On voit une femme qui se baigne dans l'eau, sa tête qui sort des nénuphars, et un type qui la regarde depuis la berge. Le décor est très vert et on sent qu'il fait chaud. Je suis ému en reconnaissant mes coups de pinceau. J'étais plutôt doué pour mon âge, quand on y pense.
« C'est marrant, je dis.
- Tu trouves aussi ?
- Ouais.
- Il y en a d'autres ?
- Oui, une dizaine. Tu avais beaucoup de talent. Dommage que ton père n'ait pas voulu que tu intègres les Beaux Arts.
- C'est pour les fainéants, ça. »
Elle ne répond pas. Maman regarde la toile et la caresse précieusement. Je me demande à quoi elle pense. Elle me dit que je devrais me remettre à peindre, et je lui explique qu'avec le boulot, je n'aurais pas le temps. Dès demain, je retourne à l'hôpital toute la journée, et quand je rentrerai le soir, je serai trop fatigué pour faire quoi que ce soit. Et puis finalement, l'art, c'est tellement inutile.
« Tu diras à ton frère de nous appeler très vite, d'accord ? »
Maman a les yeux mouillés. Elle me tend un petit objet fin que je reconnais aussitôt. C'est le pinceau que j'utilisais quand j'étais gamin. Il y a toujours ce petit dessin, dessus. Ces petits points qui forment un symbole bizarre.