Fragment #91 - L'entretien

- Bonjour, vous êtes ?
Le ton est aimable, il se dégage de ce petit vieux quelque chose de tranquille, de reposant. J’ai répondu à cette annonce à la dernière minute la semaine dernière, je n’espérais même pas une entrevue.
- Bonjour, Maël Carmichael. J’ai rendez-vous avec le propriétaire pour un entretien.
- Ah, oui, c’est moi. Suivez-moi.
Je le suis dans son arrière boutique : un bureau avec un ordinateur, des carnets et des étagères pleines de livres. Il réagit à mon air ébahi en précisant que la plupart de ces livres n’ont que peu de valeur, au maximum cent euros.
- Je garde mes trésors ailleurs.
Il marque une pause, m’observant d’un regard d’aigle de ses yeux bleus enfouis sous de gros sourcils broussailleux et blancs.
- Bien, asseyez-vous et dites-moi ce qui vous amène à postuler chez moi.
- Euh… Je suis un amoureux des livres, j’aime l’odeur des livres anciens, la texture des couvertures en cuir, la beauté des livres dorés sur tranches et des vieilles illustrations. J’aime la fragilité du papier bible. Ce que j’aime c’est l’idée qu’un savoir ancien y est déposé, que d’autres l’ont lu avant et que d’autres le liront après moi. J’aime ce voyage dans le temps qu’on peut vivre à travers un vieux livre, en plus du voyage mental qu’on vit en le lisant.
Je sais que je ne serai que vendeur, que les clients seront parfois désagréables ou étranges. Je sais que je ne serai pas là pour lire, mais pour vendre.
Monsieur Cohen me fixe toujours, me scrute. On dirait qu’il essaye de lire dans mon âme, ce qui est assez troublant.
- Vous avez des connaissances en histoire de l’art et du livre, en évaluation de livres anciens ou bien des connaissances sur la restauration d’un livre de plus d’un siècle ?
- Euh non, mais j’apprends vite. Je suis prêt à tout pour travailler dans votre librairie. Je pense que mes études de droit montrent mon sérieux. Après, je sais que les études ne préparent pas forcément à un métier et que rien ne remplace l’expérience acquise sur le terrain. Je vous demande juste de me donner une chance d’apprendre.
Il se carre dans son fauteuil et m’observe en silence durant une ou deux longues minutes.
- Vous savez, j’ai des doctorants en histoire qui sont venus pour cet emploi, des étudiants en maîtrise d’histoire de l’art qui souhaitaient ce poste comme stage non rémunéré. Donnez-moi une raison de vous employer à leur place.
Je le regarde en silence, sans qu’aucune réponse ne me vienne à l’esprit. Désarmé par cette question et par l’impertinence de ma demande.
- Je ne sais pas, peut-être que ces gens veulent travailler ici parce que ça leur sera utile pour plus tard. Moi je veux juste travailler ici parce que j’en ai envie.
Je me tais, et laisse le silence s’installer. Monsieur Cohen semble réfléchir et m’avoir oublié. Il relève sa tête au bout de quelques minutes et me regarde, surpris.
- Oh, excusez-moi, c’est bon, vous pouvez y aller. Je vous contacterai courant de semaine prochaine.
- Bien, merci de m’avoir reçu. Au revoir.
- Au revoir.
Je sors de la boutique, et regarde la façade : « La Plume et l’Encre ». Les lettres dorées se détachent sur le fond noir. J’aimerais vraiment travailler ici. Je me détourne et quitte le 5 rue de l’Epée de Bois. La population du cinquième arrondissement est vraiment différente de celle d’Oberkampf et des Abbesses : des gens bien habillés, bien coiffés, irréprochables et hautains. Ça manque vraiment de naturel.