Fragment #96 - S'integrer à une équipe

Je glisse entre les tables, irriguant les tables : un verre, une bouteille pour certains, l’addition pour d’autres. Pendant mes moments de répit, j’admire le spectacle de ces femmes amputées, de ces hommes travestis. Ils sont beaux dans leur souffrance, dans leur plaisir de devenir entier sur cette scène. Ils sont beaux du plaisir d’être enfin eux-mêmes. Ces moments artificiels, fabriqués, sont criants de vérité, portent en eux un rêve inachevé.
L’équipe fonctionne parfaitement, c’est un groupe uni et soudé. Ce n’est pas évident de s’y intégrer, je sens que je perturbe un équilibre préexistant. Il y a Caroline, une grande brune qui s’occupe du guichet dans l’entrée et Julie, une jolie blonde un peu ronde, derrière son vestiaire. Il y a Lucie, la barmaid, qui par sa beauté attire autant l’attention que le spectacle. Notre équipe de serveurs : Thomas, Olivier, Julien, Antoine et Simon. Ensuite il y a les cuisiniers, les ingénieurs du son et lumière, et tout le personnel du spectacle dont je n’ai pas retenu les noms. Au dessus de ce petit univers trône un dieu aimable et souriant la plupart du temps, mais capable de devenir terrifiant : Pierre.
Lors de mon entretien d’embauche, il a alterné la froideur et la complicité, le côté chaleureux et distant. Lorsque je suis venu signer mon contrat, il m’a clairement signifié que je devrai utiliser ma période d’essai pour m’intégrer à l’équipe.
Ils semblent tous habiter le quartier, sauf Lucie qui n’a pas daigné me répondre lorsque j’ai voulu en savoir plus. Depuis il y a comme un froid entre nous, une distance que je lis dans son regard : je ne réussis pas à la cerner. Elle m’observe et me renifle comme un chien face à un concurrent. Si elle était un chat, son poil se dresserait en ma présence et elle feulerait de rage.
Cette distance avec Lucie me pose problème avec le reste de l’équipe. Chaque moment de complicité entre eux m’exclus un peu plus. Je me sens différent et malvenu en sa présence.
Alors je travaille de mon mieux, je suis aimable et serviable avec chacun. Mais effectivement, lorsqu’ils délirent en groupe, lorsqu’ils s’amusent entre eux, je me mets en retrait, j’observe sans participer. Ils sentent que je ne fais pas partie de leur groupe comme je sens que je n’y appartiens pas.
Je sais qu’ils vont tous boire un verre après le boulot mais personne ne m’a invité, ni jeudi ni vendredi ni ce soir. Ce comportement me blesse et me gène. Je sais que les artistes boivent également un verre entre eux, séparés du groupe de la salle, comme les cuisiniers ou le staff technique. Chaque groupe à ses codes, ses habitudes et ses modes de fonctionnement. Il me reste deux semaines pour comprendre ceux de mes collègues, pour essayer de m’intégrer au sein de cette équipe. Pour ce faire, je vais devoir passer outre Lucie, je vais devoir terrasser ce dragon. Lui faire comprendre que je ne suis pas un danger pour elle, je vais devoir l’apprivoiser.
Une seule chose me gène vraiment, c’est la souffrance que je ressens, le besoin d’être accepté et apprécié par ces inconnus. Je devrais y être indifférent mais la réalité est toute autre : ça me fait mal et ça me blesse. Je me croyais plus fort que ça, plus froid que ça. Au final je suis juste humain.
Il est minuit et demie et dans une demie heure un petit serveur finira son service, rentrera chez lui, plein d'amertume et de tristesse.