Fragment #79 - Rendez-vous rue Elzévir

Rue Elzévir. La nuit embaume le Marais environnant. On entend des cris et des chants, les gens font la fête un peu partout. Je sais que je ne risque rien, il y a bien trop de monde pour que l'on m'agresse en pleine rue, mais mon coeur apeuré tambourine au fond de ma poitrine.
Je marche un peu, sur quelques mètres, les mains dans les poches. Mon regard passe sur les passants, scrute les visages, sonde les regards. L'autre de la lettre peut être n'importe qui : cet homme avec un chapeau, ce jeune à lunettes, ou même cette grande blonde à talons compensés.
« Bonsoir Julian... »
Je me retourne en sursaut, comme piqué par un éclair. Il est assez grand, un mètre quatre-vingt ou quatre-vingt cinq. Le corps athlétique et svelte à la fois. Un visage malicieux, une peau dorée et des joues bleutées par une barbe rasée de près. Des cheveux courts et blonds foncés, et le front qui commence à se dégarnir un peu. Une bouche de gamin, tordue de manière amusante, et des sourcils mignons qui se lèvent pour donner à l'ensemble une mine de jeune chiot attendrissant. Et des yeux, mon dieu, des yeux d'un bleu opalin, teintés de vert, brillant comme des billes chewing-gum.
« Bonsoir, je réponds, prêt à me faire passer pour Julian.
- J'avais peur que tu ne viennes pas.
- Je n'avais pas vraiment le choix, on dirait.
- C'est vrai. »
Il me gratifie d'un sourire franc et séduisant, et gonfle le torse avant d'ajouter :
« Bon, on fait quoi ? »
La question me sidère et j'étouffe tant bien que mal une réaction de surprise. Je n'ai jamais fait de théâtre et je ne suis pas bon comédien, ça c'est sûr, il ne me reste plus qu'à prier pour qu'il ne décèle ni les rougeurs sur mon visage, ni la sueur qui perle sur mon front, ni les tremblements qui secouent mon corps.
« Je... je sais pas...
- Bon, on pourrait aller au ciné, mais c'est un peu tard, ou se boire un verre à la terrasse d'un café, mais bon, tu as l'air sympa, autant qu'on monte directement chez moi, non ?
- Heu... oui, comme tu préfères... »
La tension monte dans mon sang. Je le sens qui pulse dans ma tête, et mon rythme cardiaque s'accélère plus encore. La perspective de pénétrer chez cet inconnu, beau comme une plante carnivore, agite mon cerveau et met en branle mes émotions.
Je le suis jusqu'à son immeuble, à deux pas de là, et monte à sa suite dans les escaliers. Tandis que les marches craquent sous mes converses, je me répète intérieurement : « Tu es fou, Lilian, tu es complètement fou. » Mais je ne m'en vais pas. Après tout, qu'est-ce qui m'attend ailleurs ? Deux types qui m'ont presque violé ? Un frère disparu ? Le fantôme de celui que j'aimais ?
Le garçon aux yeux chewing-gum ouvre la porte de son appartement. Je rentre, enlève mes chaussures à sa demande, histoire de ne pas déranger les voisins du dessous. Il disparaît dans la cuisine, tandis que je m'installe sur le canapé. L'air du soir pénètre par la fenêtre entrouverte. D'ici, on entend le bruit des gens, et, s'il revenait avec un couteau pour me tuer, je crierais assez fort pour alerter quelqu'un. Comment peut-il ne pas y penser ? Qu'est-ce qu'il veut à Julian ?
Déjà, je l'entends revenir, et mon corps se raidit tout entier. Il rapporte une bouteille de tequila et deux grands verres, ainsi que des glaçons. Toujours en souriant, il ajoute :
« Je m'appelle Eliott. On m'a chargé de te faire disparaître. »