Fragment #60 - Récit d'une enquête

Le commissaire Forestier est un vieil ami. Il vient aujourd'hui me raconter son enquête au sujet de l'accident du 7 mars dernier, qui a couté la vie à Robin Guitry, un jeune homme de vingt ans que l'on connaissait bien, ici, au Dionysos. Je lui sers un bon whisky, il s'installe sur le tabouret au comptoir. Autour de lui, Léonie, son petit-fils Mathieu et moi-même ouvrons grand nos oreilles, impatients de connaître la vérité.
« A la base, commence Bruno en regardant son verre, on est parti sur une mauvaise piste. Un truc louche qui collait pas. On savait que Lilian s'était engueulé avec des amis à lui, une affaire qui remontait au lycée. On a retrouvé une certaine Anne et on l'a interrogée, mais c'était pas elle ni son copain. Ensuite, on a fouillé du côté de la fac de médecine. Le but, pour nous, c'était avant tout de retrouver l'expéditeur de la lettre. Ça faisait pas de doute que le corbeau et le saboteur étaient une seule et même personne. On a interrogé les étudiants les plus susceptibles de vouloir faire du mal à Lilian et Robin, des mecs qui n'aiment pas trop les pédés surtout, mais là encore c'était une mauvaise piste, le lieutenant Mercier insistait mais je savais que c'était pas ça. Pas assez virile, cette lettre, pas assez masculine. Un homophobe de base aurait pété la gueule à nos deux amis, il aurait pas inventé un stratagème comme ça.
- Une fille ? s'étonne Mathieu.
- Une fille, confirme Bruno. Estelle Venitucci. Dix-neuf ans à peine. Elle était amoureuse de Lilian depuis le début de l'année, elle le suivait partout sans qu'il le sache. Elle connaissait son emploi du temps, son adresse, tout. Avec une amie à elle, Magalie Ruban, elle ont envoyé la lettre puis saboté le moteur de la voiture de Florian Mahogany. Elles pensaient juste faire une « bonne farce », prétextant que c'était « trop dommage » qu'il soit homo alors qu'il était « le plus mignon de toute la promo ». Elles ne pensaient pas que ça aurait des conséquences aussi dramatiques, et quand elles ont appris pour l'accident, elles ont préféré se taire.
- C'est dingue, commente Mathieu. Juste pour une histoire d'amour alors ?...
- Ca me fait penser à ces filles de l'Haÿ-les-Roses qui ont mis le feu à la boîte aux lettres d'une gamine de leur classe, je rappelle, dix-huit personnes étaient mortes pour une bêtise.
- Lilian est au courant ? demande Léonie.
- Pas encore, soupire Bruno, je suis pas certain que ce soit une bonne chose pour le gamin.
- Il faudra bien qu'il sache un jour où l'autre.
- Laissons-lui le temps de cicatriser, je suggère. Des blessures comme ça, c'est profondément ancré dans le coeur. Il a plus besoin de temps que de vérité. »