Fragment #541 - La survivance des ombres

Branches et bois, terre mouillée. Mes genoux cognent contre le sol mou. Mes doigts fouillent les fougèrent, creusent entre les racines. Je dois retrouver l'endroit, je dois le déterrer. Derrière moi, Arthur me récite une comptine en sourdine. Je sens la sueur souillée de boue dévaler mon visage abimé. Je sens l'adrénaline et la peur battre dans mon sang et incendier mes poumons. Le Mal rôde et transpire, son souffle méphitique plane dans l'air obscur. Les arbres le cachent, déploient des rameaux malfaisants. Je creuse et mes ongles noircissent. Quelqu'un a oublié ici. Des kilo-tonnes de terre noire pour recouvrir un souvenir, non loin du fleuve blanc comme le lait. Je sais exhumer ce qui est enfoui. Je l'ai déjà fait. Mais comment retrouve-t-on un souvenir, qui ne nous appartient pas ?

Je touille mon café, les yeux dans le vague. Lola pose une main sur la mienne. Je frissonne.
« Ca va mon coeur ?
- Ca va...
- Encore ce cauchemar ?
- Oui, j'y pense tout le temps.
- Tu devrais peut-être aller voir un psy ? »
Et lui raconter la mort de mon grand-père, la comptine, l'Enfer et l'Agartha, le manuscrit, le Clan des Antiquaires ? Et si le psy était un allié de mes ennemis, et qu'il leur faisait passer le message : « Julian Mahogany a encore eu la langue bien pendue ». J'ai peur de mourir. Pire. J'ai peur de me réveiller un jour, une arme sur le front, un couteau dans le cou, et de voir des yeux me voir mourir. J'ai peur aussi que l'on ne fasse du mal à Lola et à notre fille.
« Non, je n'irai pas voir un psy.
- Ca te ferait du bien. Ou alors trouve-toi un petit job, n'importe quoi, ça te changerait les idées ! »
Et toi Lola, pourquoi tu n'irais pas te fiancer à Lilian, hein ? Après tout, vous tenez exactement le même discours. Va voir un psy, trouve-toi du boulot, nous on t'aime, tu comprends ? Vous me fatiguez avec votre amour, avec vos bons sentiments. Si je ne tenais pas tant à vous protéger...
Que ferais-tu ?
La ferme. Qui que tu sois, la ferme.
Je cours à la salle de bain, avale mes cachets. Regard dans le miroir, image saccadée. Brûlure du regard comme la braise d'une cigarette. Je revois les ténèbres de la forêt, je ressens l'appel de la terre. Des mains chimiques s'appliquent sur mes bouches intérieures et les intiment au silence.
Lola me rejoint, se colle contre mon dos, passe ses mains sur mon torse. Je vois l'anneau à son doigt, avant de fermer les yeux. Son éclat me promet à l'autel. Robe blanche et pluie de riz. J'en ai presque la nausée. Lola me serre tout contre elle, son contact me dégoute. Laisse-moi, je veux être seul... Je ne veux pas que tu voies ces monstres dans mon cœur, je ne veux pas que tu assistes à leur multiplication. Mon âme s'enténèbre et l'amour y pourrit.
Dans la pièce voisine, j'entends Kokhavah pleurer. Ces cris résonnent jusque dans ma tête, comme le bruit d'un tambour, à en perdre la raison, et tout à coup je ne suis plus assez fort. Je ne veux pas être père, je ne veux pas me marier. Je veux juste rester ce jeune homme de vingt-deux ans qui ne sait pas où il va. Je ne veux pas de responsabilités ni de devoir.
Une fine pluie vient cogner aux vitres de l'appartement. Paris s'embourbe dans la mélancolie. Je sens mon cœur s'apaiser, peu à peu, à mesure que les cachets commencent à faire leur effet. Mon regard ternit à vue d'œil, son éclat diminue comme une flamme privée d'oxygène.
Lola desserre son étreinte, voit mon reflet et sourit.
Celui-ci lui répond par un un geste similaire.