Fragment #100 - (Des) espoirs

« Quoi ? Quoi je fais tout le temps la gueule ? Quoi je devrais sourire de temps en temps ? Tu me connais ? Tu connais ma vie ? Tu sais d'où je viens ? Non. Tu sais rien. Tu sais rien de moi, tu sais pas par quoi je suis passé avant d'arriver là. Tu crois juste que t'es le personnage central d'une petite histoire sympathique, un roman à la con, et que moi je suis un figurant dans tout ça, un type qui débarque dans ta vie pour t'apporter quelque chose et puis disparaître ensuite en coulisse ? Je t'emmerde, mon pote ! Je t'emmerde, tu peux même pas imaginer à quel point. Tu sais ce que ça fait, toi, de perdre ton petit ami le jour de ton anniversaire ? Tu sais ce que ça fait, le soir, d'attendre qu'il arrive pour fêter tes putain de vingt ans avec tes putain d'amis ? Tu sais ce que ça fait, quand sa mère t'appelle pour te dire qu'elle ne sait pas où il est ? Quand tu sais qu'il a eu un accident de voiture et qu'il n'a pas survécu ? Tu sais ce que ça fait, quand tu comprends que c'est fini, que plus jamais tu ne lui parleras, que plus jamais il ne te touchera ? Tu as déjà vu le corps d'un être avec qui tu faisais l'amour disparaître sous la terre ? Tu sais ce que c'est que la mort, putain ? Non, tu sais rien de tout ça. Tu vis ta petite existence parsemée de soucis, tu crois que le monde entier tourne autour de toi et que tu es plus fort que ce monde-là. J'en ai rien à foutre, de ta vie. Et ne crois pas que je veux que tu me comprennes. Ne crois pas que je cherche à t'émouvoir, à te toucher, avec mes histoires à dormir debout. Même si les larmes te montent aux yeux, même si tu ressens de la tendresse, pitié, compassion, je m'en balance. Tu auras beau imaginer de toutes tes forces, tu ne sauras jamais ce que ça fait, parce que c'est une douleur réelle et vivante. C'est impossible d'essayer de concevoir le truc de manière abstraite, et personne ne comprend ça. Tu crois que ça va passer, avec le temps, avec tes mots doux, tes gentils câlins ? Mais non. Tu ne peux rien contre ça. Le drame était là. C'est arrivé, et il n'est plus possible de revenir en arrière. Et j'ai beau pleurer, crier, hurler, ça ne changera rien. Je peux juste m'abandonner dans l'alcool, dans la drogue, dans la baise, dans toutes ces choses qui me libèrent. Je veux être quelqu'un d'autre. Je veux éprouver pour moi la même compassion merdique que celle que tu ressens maintenant. Est-ce que tu peux m'offrir ça ? Est-ce que tu peux me sortir de ce moi abimé et malade ? Est-ce que tu peux me faire rêver ? »
Je me réveille en sursaut, en sueur. Corentin, nu, se glisse contre moi, dans son sommeil, et passe une main maladroite autour de mon corps. Son souffle soulève doucement sa poitrine imberbe et virile. Mon visage se presse contre ce torse d'homme. A travers la peau et les os, j'entends le bruit d'un cœur qui bat. Son rythme lent me rassure et m'endort.
Peut-être qu'il reste un peu d'espoir encore.