Fragment #15 - Paupières stupides

Tante Nikki est la petite sœur de maman. Elle a les cheveux blonds décolorés, un visage fin et stupide, quoique joli, et son fiancé est un homme grand, bête et -au grand dam de ma grand-mère- noir de surcroit. Lorsque je monte à son étage, qui se trouve juste au-dessus du nôtre, je pénètre un univers post-adolescent, criard et pop-rock, où les affiches de stars américaines et de chanteurs à la noix couvrent la totalité des murs et une grande partie du plafond. Tante Nikki passe son temps à jouer sur Facebook et enchaîne les épisodes de Gossip-Girl en streaming. Je la regarde et elle ne me voit pas, peut-être feint-elle de ne pas me voir, toujours est-il que je suis là et que je me racle la gorge à plusieurs reprises, de plus en plus fort, mais non, pas la moindre réaction de sa part. Alors je m'approche un peu, et elle daigne m'apercevoir enfin : d'abord elle coupe son épisode et retire le casque de ses oreilles, puis ses yeux se tournent vers moi et ses paupières battent plusieurs fois, très vite, et sa bouche s'étire en un long sourire un peu bête.
« Coucou neveu, tu veux quoi ?
- Te poser une question, en fait.
- A quel sujet ? »
Ca y est, c'est le moment. Il faut prononcer la question. Il faut la laisser sortir de ma bouche et s'articuler en mots. Mais la question est récalcitrante, elle ne veut pas se faire entendre. Souvent elle reste coincée au fond de ma gorge, comme si des filaments de honte la retenait prisonnière. Oui, c'est cela. C'est la honte qui retient mon père dans les ombres. Comme si je devais rougir de la vérité.
« Enki ? Youhou ! »
Tante Nikki passe une main devant mes yeux. Ses paupières battent encore plus vite, encore plus stupides. Je la regarde et je sens mes veines frissonner -mon souffle s'accélère- et mes jambes trembler. Il faut que je sois fort, il faut que je le fasse :
« Dis-moi, qu'est-ce que tu sais au sujet de mon père ?
- Oh. Pas grand chose. Quand ta mère l'a rencontré j'avais... dix ans ? Onze ans ? A l'époque on allait toutes les trois en vacances chez papa, maman nous récupérait à la fin de l'été. Ton père était très jeune, il... je ne sais pas si je peux te raconter ça.
- Raconte-moi, s'il-te-plaît...
- Pourquoi ?
- Pour savoir. J'ai envie de savoir qui il était.
- Et après ? Tu vas essayer de le retrouver ? Tu vas lui dire « salut, je m'appelle Enki et je suis ton fils », et tu t'imagines qu'il va jouer son rôle de père comme ça, d'un coup ?
- Je sais pas...
- C'était un gamin, ton père. Il assumera jamais ce qu'il a fait. Imagine : c'est comme si toi tu avais un enfant maintenant. Tu voudrais être son père ? A douze ans ? »
J'ouvre la bouche, et la referme. Il n'y a rien à répondre à cela. Je ne veux pas imaginer ces choses, je ne veux plus y penser. Nikki a peut-être raison. Je devrais l'oublier, penser à ma rentrée, à mes amis. Certains secrets ne doivent peut-être pas quitter leur terrier.