J’inspire et me vois dans ses yeux-caniveau. J’expire. Tout à l’air normal chez moi. Pas de visage déformé, bleui ; pas d’œil boursouflé. Je vois même un sourire se dessiner sur mes lèvres. Je ne le connais pas. Je suis dans une chambre sombre, aux murs de moquette bleue. Et ce petit mec que j’ai osé suivre dans une allée (ça y est, je m’en rappelle), me souris. C’est un tableau de Fantin-Latour, tout en ombre et en lumière. Son visage, celui du tricheur à l’as de carreau me sourit. Un bol de soupe fume entre ses doigts, embrumant une paire de lunettes que je ne lui connaissais pas, aux montures de titane.
Je n’y crois pas. Je suis dans un lit inconnu, dans une chambre inconnue, devant un inconnu ; je ne sais absolument pas ce qu’il m’est arrivé ; et pourtant, je me sens bien. Et je n’ai qu’une envie, lui sourire en retour. Ce que je fais. Merde, on dirait plutôt une grimace.
Il se rapproche de moi, me demande si ça va mieux. La tête me tourne. Je réponds que oui. Il passe gentiment sa main droite sur les couvertures. Il prend une cuillère de potage et me fait signe d’ouvrir la bouche.
« D’accord, mais si tu fais l’avion, et le camion de pompier et l’ambulance… »
Il sourit, fais les yeux ronds, et commence à faire le camion poubelle. « Bip-bip-bip… »
* * *
Il est parti, il a fermé la porte derrière lui. Je lui ai demandé si je pouvais au moins prévenir un ami, qu’il passe me chercher ; que ça allait mieux. Mais il m’a tiré une sorte de Joconde, les bras croisé, les yeux dans le vague, et ce sourire énigmatique.
Puis il s’est barré.
Je n’ai même pas le droit au coup de fil à l’avocat. Avant de m’engager pour la vie.
Oui, m’engager. C’est forcément ça qu’il veut. Il m’enferme dans son basement, me nourrit à la petite cuillère, et me sourit. Je n’y vois qu’une explication. Il veut se marier avec moi, me faire des enfants, me présenter à la belle famille.
Mais pourquoi me retenir prisonnier alors ? Avec ses yeux, son visage d’ange, ses vingt ans à peine, je n’ai qu’une envie, faire ma vie avec lui !
Arrête, pense à Jed.N’importe quoi !
Déjà, trouver comment sortir.
On n’est tout de même pas dans un motel américain, surplombé d’une colline à la maison biscornue dans laquelle une voix de vieille femme chuchote : « Le meilleur ami d’un garçon est sa mère… »