Fragment #28 - Rencontre des solitudes

Le temps est joli, et mon regard se perd dans le ciel moucheté. Le soleil tombe comme de l'or chaud sur la table et caresse doucement ma main. J'entends la voix de monsieur Lang en sourdine et je voudrais fermer les yeux. Mon ventre hurle, le petit-déjeuner semble à des années lumières. Est-ce que ce n'est pas l'heure de manger ? Ninon se tourne vers moi, son menton enfoncé dans sa main et les yeux mi-clos. Elle me fait voir sa montre qui affiche midi moins cinq. Le prof continue à hurler au fond de la classe sur une élève qui ne comprend rien. Le temps pourrait-il passer un peu plus vite ?
La cloche sonne et nous nous précipitons vers la porte après avoir rangé nos affaires en hâte. Tous les élèves courent vers la cantine comme des fous, et les pions, Tristan, Ahmed et Jessica, haussent la voix pour nous ramener à la raison. Impossible. Seule Mme Condor, qui apparaît tout à coup devant les portes du restaurant scolaire, sèche et sans pitié, calmera la foule affamée. Tout le monde se place en rang grossier, chahute, cherche dans ses poches la carte de cantine. Évidemment, je ne trouve plus la mienne, et Ninon est à l'autre bout de la file en compagnie de Yann et Lauren. Je dois avoir l'air très embêté, tout à coup, car une fille de ma classe vient vers moi et me dit :
« Tu n'as pas ta carte ? »
Je bredouille quelque chose, un peu surpris, et elle me demande de répéter.
« Non, je l'ai laissée chez moi dans mon autre pantalon... 
- Tu veux passer avec moi ? »
Je suis un peu surpris. La fille s'appelle Adva, et personne ne lui parle jamais. Chaque jour, elle reste au fond de la classe, comme une petite araignée, toute en noir. Jusqu'à aujourd'hui, je n'avais encore jamais vraiment entendu sa voix.
« Oui, je veux bien, si ça t'embête pas.
- Non, ça me fait plaisir. Et on peut même manger ensemble. »
Elle dit ça très vite, comme si ça ne venait pas naturellement. Peut-être qu'elle a répété longuement cette réplique dans le but de se faire de nouveaux amis. La solitude est sans doute aussi pesante que les amitiés malhabiles, et le silence plus cruel que les fausses politesses.