Fragment #33 – Le nom du père

La nuit est tombée comme un couperet, rude, et les étoiles ne brillent pas. Je crois que l'on change d'heure, mais j'ignore dans quel sens et je m'en moque. Luis a fini par répondre au téléphone, après mes multiples appels sans réponses et acharnés, il grogne « ¿que pasa? » dans le combiné et je lui dis que c'est Enki, que j'ai une question grave à lui poser et qu'il doit me répondre absolument, sans quoi de terribles choses vont arriver dont il sera responsable jusqu'à sa mort. Ma voix est catégorique, malgré les tremblements de mon corps tout entier. De toute façon, je n'ai plus vraiment le choix. J'ai décidé de quitter les Escobar une bonne fois pour toute, et il faudra bien que je retrouve mon père pour ne pas finir à la rue.
« Espera. »
Je l'entends qui pose le téléphone et farfouille dans ses papiers. Luis n'a jamais été un maniaque du rangement, son bureau est toujours en désordre et ce doit être une sacrée opération que de retrouver en vitesse, dans un recoin de ses archives, le nom du garnement qui a couché avec sa fille dans la piscine treize ans auparavant. Mais il le trouvera, je le sais. Il n'a jamais voulu me dire la vérité, à cause de maman. Je suppose qu'elle a toujours craint de me voir chercher pour de bon, de le retrouver, et, qui sait, les ramener l'un en face de l'autre. Elle aurait dû se douter qu'un jour je serais grand et que tous les carcans cèderaient un à un. Peut-être a-t-elle mésestimé le temps qui pense et n'a-t-elle pas compris que j'avais déjà grandi suffisamment pour connaitre enfin la vérité. Maman voulait me garder pour elle toute seule, et finalement elle m'aura perdu pour de bon. Je ressens une rapide ébauche de culpabilité, aussitôt balayée par ma détermination. Il est inutile d'éprouver de la compassion envers un être aussi égoïste que ma mère, et il suffit de penser à son ventre qui gonfle et au bébé dedans, celui qu'elle tuera sans scrupules, pour la détester de nouveau et sans remords.
« ¿Enki? 
- Escucho, abuelo. »
La voix de Luis, depuis Barcelone, semble fatiguée. Comme si quelque chose de lourd venait de tomber sur lui à nouveau, un poids qu'il avait réussi à retirer de son âme après bien des années d'efforts. Et voilà que je ramène ça sur lui tout d'un coup, sans prévenir. Dans un souffle, il me dit le nom de mon père, et je sens que quelque chose se brise. Ce n'est pas la vitre de la cabine téléphonique, ce n'est pas non plus le ciel où les étoiles semblent mortes ce soir. C'est quelque chose en moi. Car en une seconde, je suis devenu porteur du secret, et désormais je ne suis plus le Enki d'il y a quelques instants, avide et mort sur le coup. Je suis un nouvel Enki, paralysé, celui qui sait. La réponse me semble bien creuse en comparaison de ce bouleversement intérieur. Après tout, ce n'est qu'un nom de famille et un prénom, ce n'est rien de bien extraordinaire.
A quoi est-ce que je m'attendais ?
J'entends la voix de Luis à travers le téléphone, mais je ne l'écoute pas. Dans la rue animée du centre de Paris, où les gens sont emmitouflés de manteaux et d'étoles, passe une voiture de police, et je croise les regards des agents aux aguets. Peut-être qu'ils vont descendre et m'embarquer avec eux. Peut-être qu'ils vont me trainer au poste et me ramener chez moi, à la case départ, comme un pion mauvais joueur qui aurait quitté le labyrinthe en spirale. Sans doute maman a-t-elle fini par les appeler pour qu'ils partent à ma recherche. Je crois que je m'en fiche, après tout. Il se passe en moi trop de choses importantes, des choses attendues depuis si longtemps qu'elles me paraissent à peine réelles et dont je ne suis pas certain de saisir l'ampleur, et je sens se graver dans mon coeur une mission capitale.

Retrouver Florian Mahogany.