Fragment #36 – Au Père Lachaise

Le verre a cessé de bouger. Une à une, il a renversé les lettres pour détruire le cercle, comme le veut le rituel. Je voudrais décoller mon doigt, mais il reste coller, et tout à coup je sens des gouttes d'eau perler du plafond et tomber sur ma main et le plateau. Les deux filles lèvent les yeux, et je les imite. Au-dessus de nos têtes, la plâtres se fissure et des rigoles se forment et pleuvent sur nos cheveux. Peu à peu ce sont des torrents qui s'abattent dans la pièce, renversant le mobilier et dévastant l'appartement. Nous nous cramponnons à tout ce que nous pouvons. Adva et sa soeur se tiennent par la main, sans crier. Je sens l'odeur du chlore qui me brûle la gorge et-

-je me réveille en sursaut, en sueur. Où suis-je ? Que s'est-il passé ? Du calme, Enki, respire. C'est bien ton lit, ce sont tes draps chauds et la couette que maman t'a donnée pour l'hiver. Mes yeux s'habituent doucement à l'obscurité de la chambre, je retrouve les formes familières et les ombres amies. Mon coeur calme sa furie, le sang reflue après la tempête. Une fois apaisé, je m'allonge à nouveau, les yeux fixés sur le plafond noir. Les chiffres de mon réveil étalent un faible halo de vert fluo sur la table de chevet. Il est plus de trois heures du matin. Je m'enfouis sous l'oreiller pour m'endormir à nouveau.

Vers dix heures, maman vient me tirer du lit, sans ménagement. Nous avons rendez-vous au Père Lachaise avec la tombe de mon arrière grand-mère, comme chaque année. Je m'habille en vitesse, sans rechigner, avec le costume noir que maman a préparé pour moi. Nous avons décidé de ne plus nous parler depuis l'incident de ma fugue, et cette situation me convient tout à fait. Je crois que je n'ai plus rien à dire à cette odieuse personne, en tout cas plus depuis qu'elle a tué mon petit frère sans remords. Et je ne lui pardonnerai pas de m'avoir caché le nom de mon père pendant des années, ni de lui avoir préféré le drogué avec qui elle sort maintenant. En sortant dans la rue, je le découvre justement sur le trottoir, avec ses haillons habituels et son odeur de sueur et de tabac rance, ses dents jaunies et ses cheveux sales.
Je jette à maman un regard mauvais, car même si elle a des sentiments pour lui, il n'a pas à se joindre à nous pour la Toussaint. C'est un rituel de famille, et, jusqu'à preuve du contraire, il ne fait pas encore partie de la nôtre. Je décide de l'ignorer savamment, lui, sa puanteur et ses remarques stupides. On dirait qu'il essaye de gagner ma sympathie, mais la partie est perdue d'avance. Je préférais mille fois Ben à ce crétin fini.

Nous arrivons au Père Lachaise, où les tombes moussues dorment sous un ciel blanc. Dans les griffes des arbres noirs, les nuées de corbeaux veillent comme seigneurs, ténèbres en forme d'oiseaux. Un lit de feuilles mortes, brunes et dorées, décore les stèles et les mausolées. Je dépose une rose blanche sur la pierre, belle et fraîche. Maman a les yeux humides et Greg passe une main sale autour de sa jolie taille. Je frissonne tandis qu'ils s'éloignent.
Il me tarde de retrouver Florian Mahogany, et de quitter cette famille de fous.